L’expérimentation discontinue

Poète, revuiste et performeur, Luc Bénazet vient de publier son dixième livre, Métamorphiques. Le livre comporte deux partie distinctes, la première est un journal poétique, « Jeparlafin » ; la seconde, « Sympathie des semblables », est un exercice de variations, une tentative d’épuisement de la langue en jouant sur des listes de mots désarticulés.

Luc Bénazet | Métamorphiques. P.O.L, 104 p., 19 €

Deux questions traversent le recueil. Celle du temps d’abord, et celle du rapport de la langue avec l’extériorité ensuite. Le temps, celui de l’écriture du journal du jour à jour, est pris dans une temporalité plus large : celle des luttes, de la mémoire des évènements passés « Jenesuis pas seul, cest évident. Et nous navons pas lamême mémoire des luttes passées. Pas lemême récit. Nousen produisons un. » Ce temps est aussi celui de la vie de l’auteur qui en livre parfois des bribes : « Etpuis unevie dadulte àbricoler deséchelons de soi. […] Lapprentissage des techniques devie est long. Ilya une drolerie. […] Donner forme aux détestations furieuses ». Métamorphiques invite donc le lecteur à une lente interrogation sur le temps, à la discontinuité de celui-ci dans la continuité pour le dire comme Koselleck dans Le futur passé, ou plus concrètement à la coexistence au même moment de temps et de réalités distinctes, de temps qui sont si feuilletés qu’ils ignorent l’existence des autres. 

Dans Métamorphiques, la langue serait-elle un espace clos sur lui-même ? Souvent, on a considéré que les auteurs qui expérimentent la langue sont enfermés dans une pâte formaliste. Or il n’en est rien dans ce livre. Si Luc Bénazet colle sujet-article-et-verbe en un seul mot dans le journal comme pour indiquer la compression du quotidien, la langue ne permet qu’à peine de sortir la tête de l’eau. Elle indique un dehors. Quant au style qu’on pourrait qualifier « d’écriture accidentée » dans la seconde partie (mais aussi par exemple dans ses précédents livres Articuler, Nous, 2015, et La masse forêt, P.O.L., 2022), il y a accident car les mots s’effondrent, s’écroulent, se reconstruisent là où on ne les attend pas 

« anénantisent 

anéantisdme-

ent

anéantisseme

nt »

Disons-le tout net, la langue n’est pas chez Bénazet un espace fermé, elle désigne, entre autres, une extériorité. Un monde désirable, celui de l’abolition des rapports sociaux de production. Il essaie, par son travail accidenté, d’abolir les champs de pouvoir qui contraignent la langue et qui la corsètent.

Luc Bénazet, Métamorphiques,
« Le souffle de l’architecte » de Bijoy Jain / Studio Mumbai (Fondation Cartier, Paris) © Jean-Pierre Dalbéra/CC-BY-2.0/Flickr

Mais cette expérimentation ne se veut en aucun cas avant-gardiste. Elle n’est pas une prise de pouvoir dans le champ de la poésie comme l’ont souvent été les avant-gardes historiques. Ce refus anti-autoritaire d’une prise de position est au cœur du travail de Bénazet. Il ne s’agit pas d’être dans une logique d’inscription mais au contraire de la trace, du témoignage que le temps peut justement effacer et qui sera repris par d’autres. C’est aussi pour cela que Métamorphiques doit se lire avec et à travers les revues comme Senna Hoy ou Niqui causse dans lesquelles Luc Bénazet traduit et fait cohabiter des auteurs francophones, anglais, suédois, américains, russes, italiens, poètes qui explorent, listent et épuisent également les langues du pouvoir.

S’il faut chercher une influence aux travaux de Luc Bénazet, c’est du côté d’un des auteurs futuristes les plus obscurs, les moins traduits en langue française et anglaise : Alexeï Elisséïevitch Kroutchenykh (1886-1968). Dans Mirkonza (Le monde par la fin)l’auteur mélange les mots slavons et russes, crée des onomatopées, des listes de poèmes syllabiques. Dans Zaoum, écrit en 1913, on peut voir une filiation avec les mots coupés et l’organisation en colonne.

Дыр бул щыл
убещур
скум
вы со бу
р л э

Chez Kroutchenykh comme chez Bénazet, il y a un refus de l’inscription, un désir d’expérimentation et un horizon commun : la révolution sociale. Dans Métamorphiques, l’expérimental et l’intime voisinent heureusement, même si le texte reste d’une très grande violence et nous alerte sur les dangers de la langue du pouvoir. Le fascisme n’est pas qu’un régime politique, un État totalitaire et ses milices. Il est aussi une langue, une langue qui travaille les corps, les imaginaires, les relations sociales et l’intime. Cette langue n’a pas attendu le fascisme qui pointe le bout de son nez dans les urnes, elle lui préexiste depuis longtemps dans la France et le monde du XXIe siècle. C’est un des aspects que Bénazet travaille, livre après livre, dans la lignée de Klemperer, mais par la forme poétique. En particulier de nos jours, on peut dire que Métamorphiques est une lecture essentielle.


Marius Loris Rodionoff est poète et historien. Docteur en histoire, il a mené des recherches sur la guerre contre-révolutionnaire durant la guerre d’Algérie (Désobéir en guerre d’Algérie. La crise de l’autorité dans l’armée française, Seuil, 2023). Il est notamment l’auteur dObjections. Scènes ordinaires de la justice (Amsterdam, 2022).