« La grande vague » 

« D’abord la grande vague vit, remue, grouille de mille petites vagues dont elle est faite. Celles-ci coexistent et se succèdent sur un rythme ininterrompu de fusillade et, je dirais, dans un ordre absolu », écrivait en 1964 Marguerite Duras à propos de L’Opoponax de Monique Wittig. Dans son sillage, il faut considérer le déploiement d’une œuvre mineure qui a gagné les proportions d’un culte. L’Association des Ami.e.s de Monique Wittig raconte avec érudition son histoire et son évolution.


Monique Wittig est culte : écrivain désormais célèbre, célébrée – enseignée, commentée – et adorée, comme l’une des figures fédératrices de l’histoire littéraire féministe récente. Wittig est aussi parfois reniée – c’est le lot des idoles –, comme déité d’un culte passé et ringardisé, celui du féminisme et du lesbianisme matérialistes dont l’histoire entre en friction avec celle, plus récente, du queer. Bref, voilà Monique Wittig, figure du féminisme et du lesbianisme, grand auteur, inspiratrice au présent d’utopies politiques et littéraires, et fétiche révéré autant que suspect : Théo(phane) apparu, réapparaissant, du sein des marges de l’histoire littéraire du XXe siècle. On joue sur le genre ici – Wittig se dit « écrivain », Théo jouxte Monique – mettant en scène à notre tour cette fluidité grammaticale, prénominale, pronominale, qu’elle pratiquait pour saper et déstabiliser « la marque du genre ».

Ce culte, parfois ambigu, de la figure de Wittig tire sa force du rythme des « petites vagues » qui, ensemble, « fusillent » l’espace littéraire, si l’on reprend les mots de Duras en les détournant. Pastichons : « il s’agit de mille personnes, littéraires, militant·es, artistes, étudiant·es ensemble, d’une marée de personnes, littéraires, militant·es, artistes, étudiant·es qui vous arrive dessus et qui vous submerge. Il s’agit bien de cela en effet, d’un élément fluide et vaste, marin. Toute une moisson, une marée de wittigien·nes porté·es par une seule vague ». C’est ce débordement qui enthousiasme – et questionne.

Celles qui se succèdent sur un rythme ininterrompu

Revenons en arrière. 1970-1980 : de l’avènement des mouvements des femmes en France, mus par la prise de conscience – que brandit Monique Wittig le 26 août 1970 – qu’ « un homme sur deux est une femme », à leur effritement autour de 1980 en raison, entre autres, des conflits qui éclatent au sujet de la place du lesbianisme dans les luttes féministes. Au cours de cette décennie, Wittig est un phare. Les guérillères, en 1969, anticipe et inspire les mouvements féministes, et Le corps lesbien, en 1973, interpelle par son audace littéraire et politique : voilà un geste liminaire et décisif dans l’histoire des littératures lesbiennes.

1976 marque un premier retrait : après la publication du Brouillon pour un dictionnaire des amantes, coécrit avec Sande Zeig, Wittig s’installe aux États-Unis, y enseigne et y écrit jusqu’à sa mort, en 2003. En 1985, quand l’écrivain publie certains de ses grands textes – Virgile, non aux éditions de Minuit, Le voyage sans fin, joué au théâtre du Petit Rond-Point –, son œuvre ne rencontre plus qu’un succès public mitigé.

Monique Wittig
Autoportrait fumant de Marie Høeg (à gauche) et de sa compagne, Bolette Berg (1895-1903) © CC BY 2.0/Preus museum/WikiCommons

L’oubli n’est pas total, cependant : sa pensée et ses écrits continuent à inspirer, sur un plan politique – on pense notamment au travail mené par Louise Turcotte dans la revue québécoise Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui –, et sur un plan littéraire. Le numéro 4 de la revue Vlasta, fondée par Suzette Robichon, Sylvie Bompis et Michèle Causse, constitue à la fois l’un des derniers lieux de publication des textes littéraires de Wittig (« Le cheval de Troie », les textes de « Paris-la-Politique ») – final – et le premier collectif consacré à l’œuvre de l’autrice, resté longtemps le seul – inaugural.

Cette période de calme cesse brusquement en 1990, lorsque Judith Butler fait paraître Gender Trouble. Deux ans plus tard, Wittig fait paraître un recueil de ses articles qui rencontre un succès éditorial important : The Straight Mind and Other Essays, qui devient un des classiques des gender studies sur les campus nord-américains. Portée par cette nouvelle notoriété théorique, Wittig fait son retour en France en 1997, au grand colloque organisé au Centre Pompidou, par Didier Eribon, sur les études gaies et lesbiennes. En 1999, Catherine Écarnot soutient la première thèse française qui lui soit consacrée et Paris-la-Politique paraît chez P.O.L. En 2001, Guillaume Dustan publie au « Rayon » (Balland) La pensée straight ; la même année, Sam Bourcier et Suzette Robichon organisent le premier colloque consacré à Wittig, le seul qui le fut de son vivant – le recueil des actes sera publié l’année suivante.

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Une décennie plus tard, les vagues croissent encore. 2009-2010 : le premier colloque organisé par une université française et intégralement consacré à son œuvre se tient à Lyon, Le chantier littéraire paraît en 2011 : on redécouvre un écrivain d’envergure qu’il faut lire pour ses textes et pour son travail littéraire, de théoricienne et de praticienne de la littérature, autant que pour son œuvre politique – qui ne prend sens qu’au regard du travail sur la langue. Et, en 2014, nouvelle vague : pour les cinquante ans de L’Opoponax, une lecture est organisée à la Maison de la Poésie, réunissant sur scène Isabelle Lafon et cinq récipiendaires du prix Médicis (Garréta, Darrieussecq, Pireyre, Nimier, Bernheim). L’Association des Ami·es de Monique Wittig est créée à cette occasion – Anne F. Garréta, Catherine Viollet, Catherine Écarnot, Suzette Robichon, en forment alors le cœur. Son but est d’encourager cette vague qui monte de toutes parts, pour installer Wittig comme une grande parmi les grand·es et éviter que les reflux ne défassent le travail collectivement accompli pour cette reconnaissance.

La pensée straight est réédité à plusieurs reprises aux éditions Amsterdam ; en 2019, le cinquantenaire des Guérillères est célébré par une lecture collective à la Maison de la Poésie : sur scène, Anne F. Garréta, Laure Murat, mais aussi Virginie Despentes et Rebecca Chaillon, et le collectif RER Q. Minuit décide de republier en poche les premières œuvres de Wittig, geste décisif qui permet à un nouveau lectorat de découvrir son écriture. Outre-Atlantique, Sande Zeig et Dominique Samson Wittig déposent les archives de Wittig à la Beinecke Library ; à cette occasion, un grand colloque se tient à l’université de Yale bientôt suivi, quatre ans plus tard, d’un nouvel événement transatlantique organisé entre Genève et Berkeley, réunissant des wittigien·nes de différents pays. En 2022, le premier essai biographique consacré à Wittig est publié par Émilie Notéris (collection « Icônes » chez les Pérégrines), en même temps que s’organisent des soirées de lecture du Voyage sans fin, tout juste réédité par Gallimard – avec la participation de Nadège Beausson-Diagne et d’Adèle Haenel, autres icônes d’un milieu culturel féministe dont le succès répond à celui de Wittig. Les traductions se multiplient : en espagnol, en italien, en chinois, en suédois, en allemand, etc. En 2024, Virgile, non est réédité en poche, tandis que Sara Garbagnoli et Theo Mantion publient une collection de textes inédits de Wittig, qui ouvrent à de nouvelles recherches : Dans l’arène ennemie témoigne d’un succès installé, d’une réputation littéraire qui n’est plus à faire – Wittig fait désormais partie des écrivains avec lesquels il faut compter.

Celles qui remuent, grouillent de mille manières

On vient de citer les jalons institutionnels, universitaires, bibliographiques, qui marquent le plus officiellement l’émergence de la vague wittigienne, devenue submergeante. Mais il ne faudrait pas prendre l’arbre pour la forêt. Désormais, l’enthousiasme est bien davantage collectif, et déborde. C’est la foule qui rend culte, hors des cadres.

Depuis l’affaire Strauss-Kahn en 2012 jusqu’aux prises de parole de Judith Godrèche en 2024, en passant par #MeToo, par les premières prides des banlieues, par la réémergence de sujets proprement lesbiens dont la publication d’Alice Coffin, en 2020, a marqué un tournant, les renouveaux féministes d’aujourd’hui ont largement contribué à faire relire Wittig. En 2021, Wittig était partout sur les pancartes des marches lesbiennes qui faisaient leur réapparition dans le paysage français. En 2023, #Wittig2023 marquait à la fois les cinquante ans de la publication du Corps lesbien et la commémoration des vingt ans de la disparition de Monique Wittig ; l’année a été rythmée par de multiples publications, traductions et rééditions, par des lectures et des rencontres où soufflait parfois une émotion communautaire puissante – notamment à Bétonsalon (Paris), ou encore au  Feminist Autonomous Center for research (Athènes).

Monique Wittig
Une partie de la fresque du jardin Monique Wittig (Paris 14e) © CC BY-SA 4.0/VoylAnton/WikiCommons

C’est que l’œuvre de Monique Wittig inspire beaucoup et partout : aussi bien des mises en scène, des chorégraphies, des performances – citons Marinette Dozeville, Namoro, Rachele Borghi, Judith Förster et Nanna Stigsdatter Mathiassen, Camille Blois et Élise Watts, Marta Izquierdo Muñoz, Rachel Boyer, Nora et Lola Kervroëdan, Anne Monteil-Bauer, la compagnie La Divine Bouchère, Le Polyèdre, et tant d’autres –, que des podcasts et émissions radiophoniques (« Monique Wittig, écrivain et lesbienne révolutionnaire » par Clémence Allezard, « Sexy Wittig » par Camille Regache, « Avoir raison avec… Monique Wittig » par Sophie-Catherine Gallet, « Linguistique à la dynamite » par « Mange des mots »), que des créations plastiques et visuelles (le devenu célèbre « Monike » de Roxane Maillet, les vignettes hallucinées de Camille Potte, les sculptures en faïence et en bois de Felixe KZ, les peintures d’Anne-Lise Coste…). Monique Wittig est lue sur scène et dans les musées : dans les FRAC et CRAC (Bordeaux, Altkirsch, Strasbourg, Sète…), dans des lectures chantées ou performées comme celles qu’organisent la Compagnie du cheval à bascule ou celle des Ballets confidentiels, à la Comédie-Française (Dominique Blanc).

Des hommages et références sont régulièrement rendus à la radio, par Anne-Cécile Mailfert, Marina Hands, Guillaume Lebrun, Adèle Haenel ou Christine Angot. Wittig constitue un « fil rouge » d’émissions ponctuelles sur des radios locales ; on pense à celles que Benoît Lonier consacrait au festival d’Avignon en 2023, ou bien à « l’éclat des noctules » diffusé par Radio Royans Vercors par exemple. Wittig inspire des festivals, comme « Les corps lesbien-nes », à Montreuil en 2023 et 2024. Des expositions lui rendent honneur : « Over the Rainbow » à Pompidou en 2023, par la librairie Vigna (Nice), par le collectif Les Jaseuses (Paris), par Alison Wilder (Lateral Roma). Certaines recréent à partir du matériau de celles de Wittig : Wendy Delorme dans Viendra le temps du feu en 2021, Helena de Laurens, Clara Pacotte et Esmé Planchon dans leur Jukebox des trobairitz en 2023, Guillaume Lebrun dans Fantaisies guérillères (2022), Léa Rivière dans L’odeur des pierres mouillées (2023), le fanzine « Wittgougnottez-vous la violette ! » (Toulouse, 2023). Wittig fait encore son apparition, parfois surprenante, sur des totebags, sur des masques, dans des séances de karaté, dans des organisations de « Caravanes sans fin » à vélo, dans des jardins et des fresques (celle du quatorzième arrondissement de Paris). Tout cela sans compter la profusion d’articles, universitaires ou grand public. Si Wittig est culte, c’est ainsi parce qu’elle devient l’une des figures centrales d’une théogonie globale : constellation de créations nouvelles, d’engagements nouveaux dont nous héritons, que nous continuons, contestons et déplaçons.


L’Association des Ami.es de Monique Wittig a été créée en 2014, à l’occasion des cinquante ans de la parution de L’Opoponax.