La réaction de l’Histoire

En raison de sa place dans la lutte de la classe ouvrière pour son émancipation, la Commune de Paris ne peut échapper aux entreprises de falsification destinées à fournir une justification idéologique de l’ordre bourgeois, présenté comme un ordre naturel reposant sur une démocratie, en réalité formelle, manipulée ou trafiquée. Ses défenseurs présentent donc tout ce qui le menace comme une atteinte inacceptable. Emmanuel Brandely, prenant entre autres appui sur les travaux de Michèle Audin, étudie minutieusement et rigoureusement les travaux de certains historiens (Robert Tombs, en particulier) qui s’acharnent à discréditer la Commune.

Emmanuel Brandely | Les historiens contre la Commune. Sur le 150e anniversaire et la nouvelle historiographie de la Commune de Paris. Les Nuits rouges, 176 p., 15 €

En 2002, l’historien Pierre Miquel publiait Les mensonges de l’Histoire. « En histoire, écrivait-il à la première ligne de son avant-propos, le mensonge est l’activité la mieux partagée ». Il donnait ensuite comme titre à son premier chapitre une phrase limpide : « L’histoire ment comme elle respire » et précisait qu’elle le fait « sans vergogne ». Constat banal, l’historien, en effet, est un être social, inséré dans une société dominée par une classe dirigeante attachée à justifier historiquement sa domination. Certes, l’existence ne suffit pas à définir la conscience, mais elle y contribue et la conditionne. L’historien est souvent le reflet, conscient ou inconscient, de cette structure, même s’il veut et croit exprimer une vérité intemporelle et scientifique. Il lui est plus difficile qu’au mathématicien d’échapper à la pression sociale dominante, relayée entre autres par les divers moyens d’information, car l’histoire d’hier est partie prenante et constituante de l’histoire d’aujourd’hui, donc de la politique.

Si la propagande à laquelle donnent lieu les Croisades ou l’épopée de Jeanne d’Arc n’a guère de portée dans le monde actuel, les mensonges dont l’histoire contemporaine regorge y ont, eux, un effet politique direct. Ainsi, les délires inlassablement répétés d’innombrables « historiens » sur les bolcheviks et l’argent allemand… ou américain (sic) visent à présenter la  révolution d’octobre 1917 (et toute révolution) comme le produit de manipulations plus que douteuses. Dans la foulée, le Russe Vaksberg attribua à Lénine la gestion d’un laboratoire de poisons placé sous le contrôle de son redoutable secrétariat…pourtant composé exclusivement de dactylos et de sa propre épouse. De ce sinistre laboratoire jusqu’aux épurations sanglantes de Staline, il n’y aurait donc qu’un pas. On peut ranger dans la même catégorie les délires d’un universitaire américain prostalinien qui présente la déportation des peuples du Caucase par Staline en 1943-1944 comme une mesure humanitaire, ceux de la très poutinienne « historienne » russe Natalia Narochnitskaïa, selon qui la politique impérialiste et belliciste de George Bush aurait été inspirée par les trotskystes américains infiltrés (sic) dans la direction du Parti républicain à laquelle ils auraient dicté cette version… de la révolution permanente ; ou enfin ceux de l’essayiste américain Iouri Felchtinski présentant Donald Trump comme un très probable agent de Poutine !

Emmanuel Brandely s’arrête d’abord sur les travaux de Robert Tombs, « couramment présenté comme le spécialiste de référence sur la Commune » et flanqué de « Quentin Deluermoz, meilleur élève français de Tombs et historien incontournable du cent cinquantenaire », qui prétend « libérer » la Commune du « grand récit marxiste » et pour qui « la Commune est une hétérochronie […] marquée par un feuilletage des temporalités », « avant tout transitivité et suspension », et ainsi de suite. Selon Tombs, « il est plausible de penser que si la Commune avait gagné, si l’armée versaillaise avait été battue aux portes de Paris, si l’Assemblée nationale s’était dispersée, alors on aurait peut-être eu une restauration monarchique. Donc on peut considérer qu’en ce sens-là Thiers a sauvé la République ». Pour consolider cette vision de Thiers sauveur de la République, il réduit à 10 000 le nombre des victimes de l’écrasement de la Commune, longtemps estimé à au moins 20 000 au regard des sources et des principaux témoignages de l’époque, et peu contestable.

150e anniversaire et la nouvelle historiographie de la Commune de Paris, Emmanuel Brandely
« La barricade de la place Blanche défendue par des femmes », lithographie d’Hector Moloch (1849-1909) © CC0/Musée Carnavalet

Ce n’est là que le substrat de nombreuses déformations de la réalité. Ainsi, pour dévaloriser la place accordée aux femmes par la Commune, Tombs va jusqu’à nier l’existence du bataillon des femmes de la place Blanche, alors même que, comme le rappelle Emmanuel Brandely, le dernier numéro du Journal officiel de la Commune, paru le 24 mai 1871, affirme qu’une barricade mérite une mention particulière, celle qui « s’élève sur la Place Blanche », « parfaitement construite et défendue par un bataillon de femmes, cent vingt environ ». Et le dit Journal officiel d’ajouter : « un bataillon de femmes de Montmartre a soutenu aujourd’hui pendant quatre heures le feu des Versaillais et a défendu en même temps plusieurs barricades faites par elles-mêmes ». Brandely cite en plus un extrait du journal versaillais Le Constitutionnel, dans son numéro du 9 juin 1871 : « À la défense de Montmartre, cent femmes ont résisté, à elles seules, au premier assaut des troupes de ligne ; plusieurs ont été tuées ou fusillées sur place et les autres se sont repliées, d’abord place Pigalle d’où elles ont encore été délogées. Le reste s’est enfui vers la barricade du boulevard Magenta ». Pourtant, rappelle Brandely, selon Tombs, si « toute la saga communarde est colorée par les mythes, aucun de ses aspects ne l’est davantage que celui-ci ». Ce bataillon de femmes, mythique selon Tombs, a donc pourtant manifesté une volonté de combat qui n’avait rien de mythique.

Cette vision de la Commune n’est qu’une partie d’une conception historique plus large qui s’exprime, selon Brandely, dans le livre The English and Their History, où Tombs présente la constitution du gigantesque empire colonial britannique comme une entreprise aux fins en grande partie civilisatrices, voire humanitaires, qui n’aurait guère enrichi la Grande-Bretagne, tant les coûts de l’opération auraient plus ou moins équilibré les bénéfices de l’exploitation des richesses et de la main-d’œuvre locale. Un article du Guardian donne une idée de la visée de Tombs qui, selon le journal, « défend l’empire britannique de manière impartiale et ouverte face aux attaques des historiens anticapitalistes et des nationalistes anticolonialistes ». Le Financial Times, dont le nom suffit à rappeler qu’il est l’organe de la City, a loué aussi son entreprise. On peut y lire qu’à ceux qui dénoncent l’empire britannique Tombs répond que « sans l’hégémonie britannique, les seules autres solutions auraient probablement été les conquêtes par d’autres, ou bien l’anarchie ». Il est vrai que la bourgeoisie française, en particulier, avait elle aussi de redoutables ambitions économiques et financières… donc civilisatrices, concurrentielles ! Un défenseur du colonialisme (britannique, français, ou autre, peu importe) présenté sous ce jour doit inéluctablement caricaturer la Commune et présenter comme une vision mythique l’analyse qu’en a donnée Marx et la réalité vécue de l’événement. C’est ce que montre Emmanuel Brandely avec une grande pertinence.