Un roman peut en cacher un autre

Importe-t-il de lire un roman contemporain comme s’il était déjà posthume ? Je ne le crois pas. Autant l’œuvre définitivement achevée, close, scellée par la mort, oblige à une lecture déjà académique, tenant compte des remaniements de l’auteur, des gloses, notes et avant-textes qui l’ont transformée en objet manipulable par d’autres que l’écrivain, en somme prête pour des exégèses successives et apte à devenir, peut-être, un « classique » ou à sombrer dans l’oubli provisoire ou durable, autant le livre écrit aujourd’hui, que je tiens dans mes mains sans rien savoir de lui, semble mériter d’être considéré comme nouveauté radicale, produit immédiat de l’ici et du maintenant de la lecture. Si cela est vrai, si nous avons besoin de cette innocence, alors s’approprier Léna d’Alain Veinstein est une gageure.

Alain Veinstein | Léna. Albin Michel, 212 p., 20,90 €

Car ce roman se présente comme une réécriture d’un autre, L’accordeur, publié il y a près de trente ans et qui figure en effet dans la longue bibliographie de l’auteur, plutôt connu comme poète de très haut parage, et comme l’incomparable passeur des textes des autres qu’il fut à la radio. Sommes-nous donc sommés d’établir nous-mêmes une comparaison critique des deux volumes, c’est-à-dire de faire métier d’universitaire exigeant, et par ce moyen de transformer en nature morte le portrait vivant de celui qui endosse la responsabilité d’une œuvre ? Dans une mini introduction retorse et même perverse, Alain Veinstein ne nous engage pas précisément sur cette voie mais, s’instaurant narrateur nouveau d’anciennes « fantasmagories », s’arroge le droit à la fois de les compléter, ou de les modifier à son gré, et d’avouer, en bâtissant une fiction entée sur la précédente, qu’en vérité, s’il y a une évidente nécessité pour lui d’écrire Léna, il se pourrait bien que cette version remaniée de fantasmes permanents, le second narrateur n’y comprît goutte.

Résolument, j’emprunte le chemin de l’innocence. Et confesse que cette histoire échevelée de relations impossibles entre un père bizarrement doté d’une profession d’horticulteur et son fils unique, sur fond de trahisons amoureuses enchevêtrées, de rapports d’affection frustrée entre ce père et son propre géniteur, de passion pour une interprète virtuose à la limite de l’impotence, de naissance non désirée et de maternité déchirante, le lecteur actuel que je suis, il est vrai toujours mal à l’aise devant les nœuds gordiens « de famille », ne parvient pas à y trouver, lui non plus, ses petits.

Alain Veinstein, Léna
Alain Veinstein © Jean-Luc Bertini

Mais là est le paradoxe : je ne me soucie guère de mettre au jour le secret ou les secrets de cet imbroglio ténébreux, tant la beauté littéraire du texte est fascinante et son charme vénéneux immédiatement perceptible au fil d’une langue qui, c’est la marque même de l’art de Veinstein, ne cesse d’être simple en apparence et limpide dans son énonciation, en dépit d’une obscurité dans l’enchaînement logique des épisodes et de la noirceur d’ensemble du récit. Un charme certain, d’essence poétique. Qui découle de la phrase exactement rythmée, des paragraphes ourdis comme de longs motifs mélodiques, de l’usage permanent du silence entre les mots : « Je pensais à la beauté des arbres, que je devinais de l’autre côté. Je leur parlais, je m’adressais à leur absence. »

Et puis, bien qu’on choisisse de lire innocemment cette prose essentiellement musicale et fluide, sans chercher à lui donner un pouvoir de révélation sur le mystère qui entoure chacun des personnages – Léna, le grand-père, le père, le fils, les rares joueurs subalternes qui animent cette fantaisie merveilleuse et lugubre où la seule ordonnatrice des festivités est la mort, puissance omniprésente mais opaque et occulte –, il n’en demeure pas moins que les réminiscences de textes antérieurs abondent dans ce livre.

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Réminiscences du plus envoûtant (et déjà tout gonflé d’indicible) roman Dancing, époustouflante virée nocturne d’un motocycliste hagard et velléitaire (Seuil, 2006). Mais surtout de la somptueuse saga poétique où se lisent les thèmes qui hantent l’univers intérieur de l’écrivain : le thème de la pelle qui remue sans trêve ni raison une terre où se sont dissous les millions de morts de l’Histoire récente, d’où le grand-père fossoyeur et sa tristesse sans remède qui glace l’existence misérable de son petit-fils ; celui de la séparation amoureuse d’avec une femme, des femmes qui sont toutes plus ou moins images de la mère disparue ; thème de la personne déplacée qui ne trouve sa place nulle part, en particulier dans le couple pourtant fusionnel qui ne saurait ni se suffire ni se séparer ; thème de l’amour d’un père pour son fils, thème central qui « s’effondre finalement dans un total silence » ; thème de la culpabilité, d’autant plus impossible à effacer que la faute ici, à l’égard des parents, de la femme aimée, de la maîtresse dont la conquête improbable devrait susciter un hymne à la chance, n’est pas claire ; thème enfin de la naissance, qu’on ne saurait célébrer puisqu’elle est celle d’un « être pour la mort ».

Et donc l’apocalypse finale, cet embrasement de la pépinière grandiose et, avec lui, de l’espoir insensé d’une rédemption par le succès artistique (chacune des plantes rapportées des quatre coins du monde est un chef-d’œuvre de la nature) et par la perpétuation organique de la beauté. Aucun des livres d’Alain Veinstein n’avait atteint en son finale un tel degré de négativité, malgré l’affirmation ultime que la vie du narrateur continue et qu’il s’y accroche. En ces temps incertains, on dira que cette prémonition du désastre consonne avec la peur universelle de lendemains qui, contrairement aux rêveries moroses de ce texte étrange et fort, seront privés de musique.