Wittig, canon braqué

Parler de Monique Wittig en 2024, c’est se trouver souvent dans une drôle de position convenue, défensive, offensive, et lasse tout à la fois. Wittig est partout : dans la bouche des personnalités de gauche qui portent une parole engagée à la radio, au théâtre, au cinéma, dans les médias littéraires, sur les pancartes des manifs, dans les copies des étudiant·es. Elle est devenue un repère politique, un signe distinctif, parmi d’autres, d’engagement radical à gauche. Être de la team Wittig, c’est un peu comme être de la team Despentes ou Haenel. Comparables colère révolutionnaire, refus des compromis, fierté de reconnaissance féministe – l’utopie en plus, peut-être.


Si cette vague Wittig déferle aujourd’hui, c’est qu’elle a d’abord dû se retirer loin. Depuis les années 1980, Monique Wittig était globalement oubliée, reléguée à l’étranger, loin des discussions littéraires françaises, bien loin des lectures universitaires recommandées ou même recommandables. Elle avait fâché, ou déplu à différentes personnes, dans différents contextes ; elle appartenait à une autre époque, à celle des années vindicatives du mouvement des femmes.

Dans l’intervalle de ces années-là et des nôtres aujourd’hui, Wittig a continué d’être lue pourtant – surtout dans les milieux lesbiens et féministes, minoritaires et peu visibles médiatiquement. Elle était enseignée et étudiée aussi, mais au gré de travaux isolés, ou bien à l’étranger. Ainsi a-t-elle été considérée outre-Atlantique, à l’instar d’autres contemporaines, comme une autrice centrale de l’histoire française au moment même où elle était négligée et oubliée en France.

En 1985, Vlasta consacrait un tout premier numéro de revue culturelle française à Wittig : celui-ci était déjà conçu, alors que Wittig publiait ailleurs certains de ses derniers grands textes, pour protester contre cette relégation entamée. Un premier colloque, organisé quinze ans plus tard, reprenait ce travail. Quelques autres événements depuis continuent, ponctuellement. Jusque très récemment, tout cela était toujours organisé peu ou prou par les mêmes personnes qui, en dépit des indifférences et des malpolitesses des milieux littéraires, s’attachaient à poser des jalons pour que l’oubli ne soit pas définitif – et pour, on le voit désormais, préparer le moment où Wittig pourrait ressurgir. Puis elle est revenue en France – de manière posthume. Des rééditions ont préparé ce retour, des anniversaires en série l’ont confirmé, chacun résonnant avec les grands moments de mobilisation féministe et queer contemporains.

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Wittig est un canon pas canon. […] Elle est là, elle pèse de son poids historique et politique devenu culte, désormais indispensable dans le panthéon de celles et ceux qui méritent une place sans l’avoir encore tout à fait.

Qui ne connaît pas le nom de Wittig, aujourd’hui, dans le milieu universitaire littéraire français, est à côté de la plaque. Qui ne l’aime pas, c’est autre chose et c’est permis, évidemment. Car Wittig au fond, c’est une écrivaine idéologue, et même de la pire espèce : non seulement féministe mais lesbienne, non seulement militante mais écrivaine importante par-dessus le marché, au moins pour avoir été publiée aux éditions de Minuit (le prix Médicis de 1964 est corrélé à cette inscription littéraire dans le droit fil du Nouveau Roman), et à tel point qu’il n’est plus décemment possible de l’oublier aujourd’hui lorsqu’on écrit l’histoire littéraire du XXe siècle. Pour tout ça, Wittig est, c’est sûr, parfois un peu gênante. Disons-le aussi, puisqu’on l’entend : si elle revient, ce serait le fait d’une jeune génération la portant en étendard, et cette génération confondrait valeur politique et valeur littéraire (oui mais : confondre, est-ce se tromper ? On déjoue aussi, ou l’on solidarise, en « confondant »). En même temps, c’est acquis, au moins pour un temps : Wittig est là, dans les médias littéraires, à l’université dans les études de lettres, les études politiques, et les études de genre.

Il est devenu ordinaire de consentir à Wittig : Wittig, oui, puisqu’il faut bien, au moins par acquit de conscience, et parce que la vague, de toute façon, déborde. Ce consentement n’est pas un cri d’extase. Il fonctionne avec sa réserve implicite (le contraire serait sans doute improbable ou choquant à vrai dire : pour qui s’extasie-t-on sans réserve ?). L’insistance qui est faite sur cette réserve interroge cependant : face à un succès qui apparaît parfois troublant parce qu’il est jugé excessif, une prudence non moins démesurée semble s’imposer comme règle de conduite en milieu littéraire. Tout se passe comme s’il n’était répondu « oui » qu’à des formes de célébrations passagères, comme effet de mode présenté comme nécessaire et souhaitable à la condition qu’il soit temporaire. Wittig pour aujourd’hui, oui ; Wittig dans le canon, non.

La vague déferle, les dossiers médiatiques se succèdent, et l’on se crispe : c’est trop. Mais avant, ce n’était rien, ou presque rien. Et même avec tout cela, pendant cette manie Wittig, l’autrice reste à la marge des canons institués, le vacarme de ces manifestations étant maintenu à la porte de tant de cénacles. Au fond, on y attend que la vague passe. Pour retrouver une sérénité de jugement loin du bruit, on cherche d’autant plus à résister à l’emballement que ce qui pouvait se laisser tranquillement oublier auparavant proteste désormais, et cherche à s’imposer par la force de la foule.

Monique Wittig
Monique Wittig (1964) © D.R.

On est loin des valeurs abstraites : il y a toutes ces personnes qui manifestent activement, qu’on lit, qu’on voit et entend, qui suggèrent une possible redéfinition incarnée et politique de la valeur littéraire. L’originalité, c’est de le faire pour une autrice qui elle-même fuyait les automatismes, qu’elle jugeait imprécis et autoritaires, de l’engagement littéraire : ce sont les lectrices et les lecteurs, ici, qui l’engagent et l’entraînent avec elles et eux. Wittig réussit ainsi l’exploit d’être une autrice à la fois tout à fait canonique et absolument pas canonique : écrivaine de Schrödinger dont le statut est ambigu et dont on attend de savoir si, à la fin, elle sera bien encore là, ou pas (et comment ?).

Wittig est un canon pas canon : prenez l’expression dans le sens que vous voudrez. Elle est là, elle pèse de son poids historique et politique devenu culte, désormais indispensable dans le panthéon de celles et ceux qui méritent une place sans l’avoir encore tout à fait. Son nom est devenu un lieu commun (je cite Glissant ici : c’est ce qui lie des personnes et des enjeux de différentes natures). Et par là, aussi : elle est la séduction même, radicale, une bombe qui permet, avec d’autres, de souffler certains de ces repères littéraires, sans doute nécessaires, mais bancals et la plupart du temps imprécis, que sont « la valeur », « le canon », « l’histoire », au singulier. Trop visiblement séduisante pour qu’on puisse la reconnaître comme canon sans trop y risquer : excessive.

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On rejoue peut-être, à travers elle et sur un mode mineur, une nouvelle petite guerre des canons. Sur un mode mineur, au double sens de l’expression. « Minoritaire » d’un côté, ce « lesbien » qu’elle défend comme point de départ d’une écriture. « Mineure » d’un autre côté, dans un sens deleuzien qui signifie en fin de compte « d’importance majeure ». Wittig défend le particulier et le petit, tels qu’il sont capables de donner lieu à l’universel, sinon comme contenu thématique ou idéologique, au moins comme forme littéraire.

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Lire son œuvre au regard du succès fou qu’elle rencontre, pose bien la question de la valeur, mais il est inutile de la trancher : elle est déplacée.

On cite toujours, au sujet de Wittig, le cheval de Troie. L’image est guerrière et dit bien qu’il est nécessaire d’entrer « par effraction » dans la cour des grands. Mais elle est d’ordre esthétique surtout : c’est ainsi que la développe Wittig, en prenant pour centre d’analyse non pas le point de vue des Grecs, mais celui des Troyens. Le cheval de Troie, c’est cette chose énorme qui entre chez soi, y prend place en étrangère un peu monstrueuse, inquiétante peut-être, intrigante au moins, étrange, bizarre ; elle met mal à l’aise jusqu’à ce qu’on s’y habitue, puis elle reste là, replacée. L’œuvre fonctionne ainsi : sans prétendre apparaître comme le chef-d’œuvre que tout le monde reconnaîtrait d’évidence, en assumant même un aspect bricolé apparemment conçu à la va-vite, de manière clandestine. Elle est superficiellement frappante, trop visible, et elle porte pourtant, dissimulé, ce ventre d’une discrétion aveuglante.

Ce n’est pas qu’on doive s’interdire d’interroger la valeur littéraire de l’œuvre wittigienne ; on peut la trouver trop clairement engagée, parfois simpliste dans son propos : je crois qu’elle s’en donne l’air souvent, et qu’elle piège ainsi un lectorat trop hâtif. Certains textes, dont les lectures collectives montrent bien la force affective et poétique – je pense, par exemple, à l’émotion qui traversait la salle de la Maison de la Poésie en juin 2022 –, peuvent, à lecture reposée et solitaire, paraître trop nus, trop faciles. C’est qu’on ne doit pas négliger ce qu’elle a dans le ventre. Cela, Wittig l’a dit et répété sans cesse, elle l’a enseigné au sujet de sa propre œuvre, et quiconque a travaillé de près sur ses textes de fiction le sait d’expérience. Lire Wittig à travers le prisme de ses idées politiques est une erreur. La richesse poétique, stylistique, intertextuelle, de ses textes est immense – parfois évidente (voire fanfaronne), parfois dissimulée de cette manière paradoxalement aveuglante.

Cette apparence à la fois trop facile et trop inaccessible est le gage d’une discussion que Wittig entretient directement avec les mythes de la modernité littéraire. Invoquant le cheval de Troie comme machine de guerre, elle rappelle en creux l’arme culturelle qu’est aussi le canon. Si celui-ci tire de l’intérieur vers l’extérieur, elle ramène quant à elle l’arme vers la Cité : elle empêche ainsi la courbe du boulet, préférant le jeu d’une structure esthétique qui reste et qui interroge dans la place. Cette machine est disparate, savamment inégale. Elle questionne les régimes de l’illisible, oblige à s’y pencher : sur ce qui, dans cette œuvre, est mauvais, ce qui est trop difficile, ce qui est ringard, ce qui est incohérent, illusoire, monstrueux, excessif… ou bien, comme on le dit de tant d’œuvres-monstres, sur ce qui y est génial. Lire son œuvre, et, plus encore aujourd’hui, lire son œuvre au regard du succès fou qu’elle rencontre pose bien la question de la valeur, mais il est inutile de la trancher : elle est déplacée.

À la fin, je ne sais pas si Wittig est canonique, non canonique, quelle « valeur » elle a exactement, ou si on doit mieux l’intégrer à nos panthéons. Simplement, ce qu’il faut interroger, c’est qu’il y a ici, et notamment parce qu’elle l’a elle-même préparé, un canon braqué (là encore, prenez l’expression dans le sens que vous voudrez).


Docteure en littérature comparée, Aurore Turbiau a consacré sa thèse aux « Pensées et pratiques féministes de l’engagement littéraire  (1969-1985, France-Québec) ». Elle travaille sur les littératures féministes et les théories de l’utopie. Elle a codirigé Écrire à l’encre violette. Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours (Le Cavalier bleu, 2022).