« Wittig, on Wittig » : entretien avec Sandra Daroczi

L’œuvre de Monique Wittig (1935-2003) passionne la recherche actuelle. Elle suscite de nombreux débats, interroge les manières de la lire ou de se positionner devant l’autrice. Elle questionne profondément son propre enseignement, les raisons de son essor et son succès qui déborde la littérature. Pour appréhender ces phénomènes, EaN dialogue avec Sandra Daroczi. Enseignante à l’université de Bath, cette chercheuse a consacré sa thèse à la place faite aux lecteurs et lectrices dans les œuvres de fiction de Marie Darrieussecq, Julia Kristeva et Monique Wittig. Elle travaille actuellement à un ouvrage consacré aux expériences de lecture proposées par Monique Wittig.


Comment résumeriez-vous le travail que vous menez sur l’enseignement de Monique Wittig ?

Ce travail sur l’enseignement de Wittig se fait selon trois niveaux qui entrent en interaction. Il s’agit d’abord d’une recherche que je mène de manière individuelle : c’est l’extension de ma thèse, que je tâche de reprendre dans une monographie centrée sur les lectures de Wittig. On ne cesse de croiser des lecteurs et lectrices chez Wittig : elle se représente elle-même comme lectrice, souvent, et elle imagine aussi un certain nombre de personnages lecteurs qu’elle utilise pour mettre en scène différentes manières de lire ; elle était enseignante également. En fait, on apprend à lire Wittig en lisant Wittig, qui thématise cet apprentissage.

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On apprend à lire Wittig en lisant Wittig.

Il s’agit ensuite d’une réflexion sur le travail d’enseignement de l’œuvre de Wittig à travers différents espaces universitaires : je travaille à partir de ma propre manière d’enseigner l’œuvre de Wittig, mais j’ai également interrogé des professeur·es plaçant des textes de Wittig au cœur de leurs programmes d’enseignement, au Royaume-Uni, en Suisse, en France, aux États-Unis.

Surtout – c’est le cœur du projet –, je m’intéresse au travail d’enseignement de Wittig par Wittig. Car elle a enseigné sur sa propre œuvre, lorsqu’elle travaillait pour l’université de l’Arizona, dans un cours intitulé « Wittig on Wittig ». Les archives disponibles à la Beinecke comptent plusieurs boîtes où l’on retrouve ses notes et brochures de cours, ainsi que des copies et mémoires d’étudiant·es annotés par ses soins. Il est rare d’avoir l’occasion d’observer un·e écrivain·e enseigner son propre travail : c’est une étude passionnante, et cela donne aussi des indications très intéressantes sur la manière dont on peut soi-même enseigner Wittig de la manière dont celle-ci l’envisageait au départ.

Wittig enseignait dans l’Arizona.

Au sein de cette université, Monique Wittig enseignait, d’une manière générale, l’histoire littéraire. Elle a donné des cours, par exemple, sur l’œuvre de Virginia Woolf, ou sur celle de Nathalie Sarraute ; bien sûr, il s’agissait surtout de littérature française. Cet enseignement était cependant inscrit dans le cadre du département des women’s studies. C’est dans ce cadre qu’elle proposait de travailler sur sa propre œuvre, comme cours de réflexion sur la création littéraire. Il s’agissait de comprendre ce que pouvait être une pratique d’écriture, en remettant sur le métier, avec les étudiant·es, son chantier littéraire.

Ils ne pratiquaient pas nécessairement le français, elle les faisait travailler sur des textes traduits. C’était un cours où les étudiant·es disposaient de beaucoup de temps pour l’analyse, qu’elle encourageait très précise et rigoureuse, portée prioritairement sur la matière textuelle, plutôt que sur ses significations philosophiques et politiques. Ils et elles devaient proposer ce qu’elle appelait des « interventions de lecture ». Cela consistait à choisir un paragraphe, une page ou un court morceau de texte destiné à être commenté, à le recopier pour la classe, puis à l’explorer selon quatre strates d’analyse : lexicale (vocabulaire, longueur et grosseur des mots, leurs couleurs), phonologique (allitérations, assonances), syntaxique (structures d’énonciation, temps verbaux, longueur et rythme des phrases), enfin sémantique (contrastes et symétries, allusions, symboles, mythes, idéologies…). L’essentiel, pour elle, était que les étudiant·es se concentrent prioritairement sur le texte lui-même.

Monique Wittig
Université de l’Arizona (Tucson, 1980) © CC-BY-SA-4.0/Gerd Eichmann/WikiCommons

À quel moment décide-t-on d’enseigner Wittig ? Et pourquoi ?

Il faut remarquer d’emblée que l’enseignement de Wittig est très différent selon les configurations disciplinaires et universitaires. On peut retrouver des tendances générales, qui sont liées à des traditions d’enseignement et de recherche. Lorsqu’Ilana Eloit enseigne Wittig par exemple, au début de sa carrière à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, la priorité est donnée au versant philosophique de l’œuvre wittigienne : on entre alors dans l’œuvre par la porte historique, en recontextualisant les mouvements des femmes des années 1970-1980, et on travaille plutôt sur La pensée straight. Lorsque Yannick Chevalier, inversement, met Wittig au programme d’un master de Lyon 2, c’est dans un contexte avant tout littéraire, qui permet de donner la part belle aux œuvres de fiction.

Pour ma part, j’ai, par exemple, parfois dû l’intégrer à des maquettes destinées à des étudiant·es en gestion, alors que j’avais d’abord découvert Wittig dans un cours de littérature française consacré au rapport entre mythes et fiction contemporaine. J’ai travaillé souvent sur la nouvelle « Un jour, mon prince viendra ». Dans ces cas, on entre dans l’œuvre par la porte littéraire, en laissant les questions politiques de côté pour un temps : parler de Wittig permet d’abord d’interroger la littérature.

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Parler de Wittig permet d’abord d’interroger la littérature.

Ces contextes universitaires et disciplinaires comptent, comme aussi les différences entre traditions nationales : un cours de littérature en France, ce n’est pas exactement pareil qu’un cours de littérature au Royaume-Uni ou aux États-Unis, et cela a des conséquences sur la manière dont est délivré l’enseignement de Wittig. Par exemple, des cours en contexte anglophone auront plus tendance à faire place aux réactions, étonnements et émotions des étudiant·es face au texte, pour comprendre le sens même qu’il produit, qu’en contexte francophone.

J’ajoute encore qu’on n’a pas toujours en face de soi les mêmes publics : parfois, notamment dans les cursus les plus politiques, on peut s’adresser à des étudiant·es qui sont eux-mêmes ou elles-mêmes engagé·es dans des sphères militantes ; d’autres fois, ils et elles y sont parfaitement étranger·es. La plupart du temps, il s’agit plutôt de cours destinés à des licences ; mais pas toujours, et l’expérience de Yannick Chevalier à Lyon 2 est par exemple intéressante à cet égard, puisque l’expérience, la maturité des étudiant·es est très différente lorsqu’on arrive à des niveaux masters – le texte de Wittig résonne forcément différemment.

Parfois, on peut donner à lire les textes en langue française, et d’autres fois non. Dans tous les cas, l’entrée est coûteuse pour les étudiant·es, car Wittig souhaitait cette difficulté, qu’on ne comprenne pas immédiatement ce que le texte signifiait. Cette difficulté est différente, évidemment, selon le rapport à la langue qui est proposé.

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On peut imaginer combien diffèrent les cours d’un contexte à l’autre, quand on combine tous ces éléments : un cours généraliste en Liberal Arts à Columbia comme celui enseigné par William Burton (avec une introduction au texte Virgile, Non de Wittig) apporte toute autre chose qu’un cours spécialisé sur l’édition de L’Opoponax. Cela implique aussi qu’on peut toujours relire Wittig.

Un élément qui continue de m’interroger, c’est la question de la représentation, du rapport du texte au monde. Je ne suis pas sûre que Wittig voudrait qu’on entre dans ses textes en posant directement la question politique ; ils sont souvent allégoriques, et elle attend un travail de lecture de la matière textuelle avant tout. Comme c’est illustré dans « Un jour, mon prince viendra » : d’abord, on doit attendre, prendre le temps du texte.

Ce travail vous conduit-il à questionner l’éventuelle « canonisation » de Wittig à notre époque ? Y a-t-il de plus en plus d’enseignements concernant Wittig ? Effet de long terme ou effet de mode ?

Je crois qu’il faut parler sur ces points en termes d’enthousiasme. Ce qui est certain, c’est que si Wittig est tant relue aujourd’hui, ce n’est ni en raison d’un intérêt que lui auraient porté les critiques, ni en raison d’enseignements délivrés par des enseignant·es en particulier : c’est une jeune génération qui a redécouvert Wittig et qui a poussé dans ce sens, qui a donné de l’élan. Je suis moi-même arrivée à Wittig avec cet enthousiasme, que je connais encore lorsque je me réjouis de voir paraître des articles, des créations, de nouveaux textes parlant de Wittig. Je pense que Wittig a écrit avant la lettre : tant pour la forme que pour le contenu, elle a reçu sa juste réception après son propre temps.

Et cependant, je m’aperçois que le champ a changé très vite ces dernières années. Elle est reconnue désormais, et l’on a atteint une forme de « safe space » critique où l’on peut aussi sortir de l’éloge systématique, en soulevant les points plus difficiles, en interrogeant plus systématiquement l’œuvre, dans différentes directions.

Sur ce point, il reste important de considérer la diversité des réceptions de Wittig de par le monde. De plus en plus de traductions voient le jour et on constate que les dynamiques diffèrent toujours d’un endroit à l’autre. Depuis les années 1990, et depuis Judith Butler en particulier, Wittig a surtout été lue en contexte anglophone, et surtout pour ses textes philosophiques ; avec le travail de Dominique Bourque outre-Atlantique, de Catherine Écarnot, de Suzette Robichon, d’Ilana Eloit, d’Audrey Lasserre, de toutes celles et ceux qui ont contribué à faire relire Wittig sur le terrain francophone, ce retard de la France non seulement s’est rétréci, mais il s’est doublé d’un renouvellement de l’attention portée aux textes de fiction – pour des raisons simplement linguistiques sans doute. Actuellement, la réception en Italie est intéressante à suivre, parce qu’elle se fait sur fond d’autres questionnements, d’autres références. Personnellement, je me demande ce que pourrait être aussi une réception de Wittig en roumain, par exemple.

C’est cela que permet l’œuvre de Wittig, et ce pourquoi il faut toujours être attentive à ne pas forcer de lectures politiques sur ses textes : elle offre une page blanche aux lecteurs et lectrices, pour qu’ils y apportent leurs propres contextes.

Propos recueillis par Aurore Turbiau


Docteure en littérature comparée, Aurore Turbiau a consacré sa thèse aux « Pensées et pratiques féministes de l’engagement littéraire  (1969-1985, France-Québec) ». Elle travaille sur les littératures féministes et les théories de l’utopie. Elle a codirigé Écrire à l’encre violette. Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours (Le Cavalier bleu, 2022).