Celle qui va mourir

Neuf mois de Philippe Garnier est un livre très court, 120 pages à la fois denses et légères. Légères malgré le sujet, les derniers moments d’une femme qui, atteinte d’un cancer de l’estomac, refuse les traitements et décide du lieu et de l’heure où elle veut mourir.

Philippe Garnier | Neuf mois. L’Olivier, 120 p., 17,50 €

Légères, peut-être, parce que le récit est écrit par l’homme qui a partagé la vie de cette femme pendant des décennies. Et qu’il partage avec elle ses dernières semaines de vie dans le cadre idyllique de l’automne californien, quand il fait encore beau et chaud, qu’on peut se baigner dans la rivière, cueillir des pommes, des noix fraîches et des kiwis chapardés dans les jardins. Peut-être, sûrement, l’intensité des moments passés ensemble transforme-t-elle tout, de telle manière que, dix-huit ans plus tard, la plénitude de ces moments rayonne encore. 

Des rituels se sont mis en place : les feux de bois dans la cheminée le soir, les coussins pour éviter les escarres et les caillots qui enverraient Elizabeth à l’hôpital. Elle veut mourir dans la maison qu’on leur a prêtée. Ils savent tous les deux qu’ils ne reviendront jamais ensemble dans leur maison de Los Angeles.  

Les deniers repas, les parties de cartes, la lecture du New York Times tous les matins, un peu de musique, quelques vidéos, « ces petites joies compensatoires, de plus en plus précieuses à mesure que l’heure approchait ». 

Il est évident pour le lecteur que celle qui va mourir et celui qui l’accompagne trouvent tous deux une sorte de bonheur à goûter chaque instant alors que le périmètre des possibles est chaque jour réduit par la faiblesse et les douleurs. « Sa revanche sur la catastrophe. Elle l’avait. Elle m’avait… Nous attendions sans en avoir l’impression ».

Elizabeth Stromme est morte en 2006 à l’âge de cinquante-neuf ans, accompagnée par Philippe Garnier, le journaliste et écrivain français qui vivait avec elle aux États-Unis depuis trente ans. Il décrit les neuf derniers mois de sa femme (il dit souvent « ma femme »), et le tout dernier en particulier, comme une expérience, une expérience intense dont elle a déterminé les conditions, fixé les bornes spatiales et temporelles et dont lui est chargé de faciliter la mise en œuvre. 

Philippe Garnier, neuf mois
Réserve naturelle d’État Armstrong Redwoods (Californie) © CC BY-SA 2.0/Christian Collins /WikiCommons

Elizabeth, allongée sur le deck, profite des derniers rayons du soleil de la journée. Des derniers rayons tout courts puisqu’elle mourra dans moins d’un mois, « entre Thanksgiving et Noël pour que ses sœurs n’aient pas à voyager en période de fêtes ». Ils sont seuls, « la vérité est que j’étais devenu comme elle : je ne voulais voir personne. Juste nous deux. Les aiguilles tournaient. Pas question de partager ». Elle ne veut ni chimiothérapie, ni antidépresseurs, ni le réconfort du psy proposé par son assurance. Juste un peu de morphine que les livreurs laissent devant la porte comme des bouteilles de lait. Le 27 novembre, elle cesse de boire et de manger, la fin arrivera bientôt.

Les pages de ce livre sont limpides, tendues, sobres, parfois d’une honnêteté brutale. Il y a zéro sentimentalité dans ce texte. Je ne crois pas qu’on y trouve une seule fois les mots « amour » ou « aimer », mais Garnier dit : « J’étais là pour elle et pour être avec elle… Nous nous sommes sacrément rapprochés ».

Ce texte nous parle d’hier et d’aujourd’hui, du Minnesota où Elizabeth a passé son enfance et de la Californie où elle est morte. C’est aussi une évocation de l’histoire culturelle des États-Unis, le cinéma hollywoodien, la musique (Garnier a beaucoup écrit pour Libération et Rock & Folk), les hippies de la côte Ouest, l’insupportable Charles Bukowski dont il est le traducteur et qu’Elizabeth a réussi à mater. 

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La radicalité d’Elizabeth, personnelle, professionnelle, éthique. Jusque dans la manière de cultiver son jardin et de choisir sa façon de mourir. Sa chevelure, ses boucles serrées et comme électrisées sur toutes les photos, en sont comme la manifestation visible. Ce livre est aussi le portrait d’une femme.

Elizabeth Stromme – « un nom droit comme sa raideur norvégienne » – écrivait sur l’horticulture. Elle avait une idée du jardinage « militante, provocante, et largement impraticable ; pourtant, elle l’a pratiquée pendant près de 30 ans ». Un sacré caractère apparemment, du genre à ne rien laisser passer. « Exigeante au lit, elle savait ce qu’elle voulait et vous le faisait savoir, mais elle était généreuse aussi », et avait manifestement une originalité et un humour remarquables. « Elle pouvait vous dire calmement des choses comme « je n’ai jamais été si malheureuse que depuis que je t’aime ». Et elle vivait avec quelqu’un capable de lui en sortir de bien pires ». On comprend que la relation de ces deux-là n’a pas toujours été facile, et pourtant, dès le début, dit l’auteur, « nous étions si compatibles que c’en était effrayant ». 

Elle écrivait dans des magazines prestigieux d’abord séduits par son insolence mais, assez rapidement, un conflit devenait évident entre ce qu’elle racontait et les annonceurs d’engrais et de Roundup… Quand elle quitte la boîte de pub où elle gagne très bien sa vie pour écrire des romans, commence une longue période de refus et d’échecs avant que, comme pour le reste, elle arrive à ses fins et trouve un éditeur.

Elizabeh Stromme était le genre d’écrivaine et de femme qui avait punaisé sur le mur face à son bureau : 

« CE QUE JE M’EFFORCE DE FAIRE

Utiliser le jardinage comme véhicule pour explorer d’autres problèmes contemporains cruciaux.

Exhorter les gens à plus d’intégrité et de responsabilité pour SAUVER LA PLANÈTE. Cela commence dans son propre jardin ».