Motl en Amérique de Sholem-Aleikhem (1859-1916), second tome de Motl fils du chantre, reprend l’histoire du jeune héros narrateur, à commencer par sa traversée de l’océan en famille et leur arrivée à Manhattan. Tout en dépeignant le milieu des immigrants juifs à New York au début du XXe siècle, ce texte piquant, drôle et enjoué constitue un tour de force linguistique, mettant en scène la mort programmée du yiddish.
L’américanisation – appelée « la mondialisation » – ne date pas d’hier, comme on le voit dans ce roman, publié en forme de feuilleton entre 1907 et 1916 par Sholem-Aleikhem, né Sholem Rabinovitch à Pereïaslav (ville natale du grand-père de votre chroniqueur) dans l’Empire russe. L’auteur avait une belle plume en russe, comme en a attesté Gorki, et hésita avant de choisir le yiddish, dont il deviendra l’un des trois pères fondateurs de la littérature contemporaine.
Choix compliqué, parce que cette littérature est « mort-née », selon l’expression d’Isaac Bashevis Singer : comme la Vierge en face de son bébé, on pressent une courte espérance de vie. Choix sacrificiel, parce que rien ne peut résister à l’effet rouleau compresseur du pays d’Oncle Sam, « cimetière des langues » selon la formule de Lauren Groff. Il semble donc logique que Motl fils du chantre débute par le récit d’une mort, celle du père du héros. Et d’apprendre que la famille a failli rater le train de départ du shtetl parce que la veuve voulait se recueillir une ultime fois devant le tombeau du défunt. Quitter Kasrilevkè implique l’enterrement d’une langue, d’une culture, d’une façon de vivre, celles des patriarches. Le titre même du roman est un clin d’œil à la figure paternelle, et davantage en yiddish, où le possessif est signalé par l’ajout d’un « s » après le substantif : Motl Peyse dem khasns. Un fils à papa, éternellement.
Across Two Languages, mon mémoire de maîtrise à Paris VII sous la direction de Rachel Ertel (inédit), établit une comparaison entre la seconde partie de ce roman et L’or de la terre promise de Henry Roth, deux textes situés à la même époque dans la même ville et pour lesquels l’édition originale – l’une en yiddish, l’autre en anglais – dissimule l’idiome « parlé » dans les dialogues : les personnages s’expriment-ils en yiddish, en anglais, ou dans un mélange des deux ? Roth et Sholem-Aleikhem adoptent des stratégies sophistiquées pour transmettre les subtilités psychologiques et linguistiques de cet entre-deux.
C’est dire qu’il existe une différence de taille entre les deux volumes de Motl Peyse concernant le rôle des langues étrangères (c’est-à-dire non yiddish). Dans le premier, traduit en français en 2022, Motl et son entourage voyagent de Kasrilevkè jusqu’en Angleterre, avec des escales à la frontière russe, à Brody (à l’époque dans l’Empire austro-hongrois), à Lemberg, à Cracovie, à Vienne, à Anvers et à Londres. Ils sont des émigrants, selon le terme de Motl. Alors que dans le second volet, après la traversée de l’océan et leur arrivée à Ellis Island – transcrit avec humour ici comme Elie’s Aillelande –, ils deviennent des immigrants. Le centre d’immigration constitue un point de rupture absolue, bien souligné par Georges Perec. Dans la rue de New York, on n’entend quasiment plus le russe, tandis que l’allemand et l’anglais britannique disparaissent. Pour remplacer ces éléments plutôt décoratifs, on est immergé dans un bain de mots américains. Fini les pages polyglottes, on a dorénavant affaire à un texte bilingue. On pourrait qualifier ce volume de roman américain, à l’instar de ceux d’Abraham Cahan, d’Anzia Yezierska, de Michael Gold et de Henry Roth, yiddishophones, tous auteurs de fictions publiées en anglais entre 1917 et 1934 : ce sont des histoires de l’immigration new-yorkaise.
Donc on reste sceptique à propos de l’analogie suggérée dans l’Introduction de Nadia Déhan-Rotschild, co-traductrice de cette magnifique édition, où elle compare Motl au Vagabond de Chaplin. Les renseignements qu’elle fournit sur Sholem-Aleikhem et le cinéma sont fascinants, le lien qu’elle établit entre les saynètes du texte et celles d’un film nous convainc. Il n’en reste pas moins que Motl est une œuvre follement linguistique : dès le début, le narrateur, âgé de neuf ans, affiche son obsession pour le verbe, comme par exemple lors du décès de son veau bien-aimé, traité par un voisin de skatine (bovin), mot issu des langues slaves et utilisé dans quelques dialectes yiddish. Chaque émotion forte s’accompagne d’une réflexion sur le vocabulaire, les scènes donnent souvent l’impression de n’avoir été écrites que pour ça. Motl en Amérique se lit alors comme une grammaire américaine à l’intention de non-anglophones, où le fils du chantre régale son lecteur avec ses découvertes joyeuses : « Chez eux, ça s’appelle éléveilleteur. Vous croyez en avoir terminé ? Attendez un peu. Vous vous extirpez de l’éléveilleteur, vous passez dans un autre wagon, vous prenez un escalier comme pour descendre dans une cave et vous filez sous la terre à une telle allure que vous en avez le tournis. Ça, ils l’appellent sobouai. Pourquoi cet éléveilleteur et ce sobouai ? Mon frère Elyè dit que éléveilleteur vient de ‘éleveur’ et sobouai, c’est comme quand on dit chez nous ‘hop ouais’ pour faire avancer une paire de bœufs. »
Fidèle à son analogie avec le Vagabond, Nadia Déhan-Rotschild présente ce texte comme « un voyage sans fin ». Là encore, on a du mal à la suivre : s’il est vrai que Sholem-Aleikhem est mort avant d’achever son roman, la finalité du projet nous paraît évidente : l’assimilation des personnages, leur réussite américaine dans la langue d’Oncle Sam. Rien à voir avec le Vagabond : à la fin du Pèlerin, Charlie chevauche la frontière mexico-américaine, un pied de chaque côté, en avançant vers l’horizon. Il a beau être autochtone, il demeure une présence étrangère : il lui manque l’élan assimilateur.
Motl et sa bande, en revanche, sont américains dans l’âme, et ce bien avant de quitter Kasrilevkè. Là-bas, le premier volet du livre était structuré autour d’une série d’entreprises commerciales vouées à l’échec. Tandis qu’à New York, si les immigrants démarrent avec difficulté, s’ils doivent accepter des emplois socialement inférieurs à leurs métiers au shtetl, chaque chapitre offre une nouvelle opportunité, l’ambiance est optimiste. D’ailleurs, tout Kasrilevkè les a rejoints ; loin d’être isolés comme le Vagabond, ils sont entourés des leurs. On pense à une enseigne connue à Paris : Wall Street English. La quête de vocabulaire va de pair avec la quête d’argent. À part la langue, rien n’a changé, si ce n’est la souplesse du système économique.
La marche vers la richesse est bruyante, contrairement aux films muets. Motl en Amérique – le titre devrait être « Motl à New York » – est rempli d’onomatopées : « Boum badaboum ! Tac-tac-tac ! Crac ! Dzin-dzin-dzin-ding-ding-dong ! Oh là là ! Tut-tut-tut-tut-tut ! Ouuuf ! Aï-aï-aï-aï-aï ! Et de nouveau boum badaboum ! Tac-tac-tac ! Au beau milieu on entend le couinement enroué d’un cochon qu’on asticote : gruik gruik gruik ! »
New York – les gens, leur langue, leurs machines – est cacophonique. Les Kasriléviens s’efforcent, eux aussi, de parler plus fort, de concurrencer le bruit ambiant, de remplacer le yiddish par l’anglais, de changer de prénom, de s’américaniser. Cette traduction met en scène l’américanisation linguistique de manière folklorique, presque condescendante, comme s’il s’agissait de Français maladroits à l’étranger : « strike » (grève) est rendu par strailleque ; shop (atelier) par chope ; overtime (heures supplémentaires) par overtailleme ; goodbye (au revoir) par goude baille ; furniture (meuble) par feurnitchère : bluff (bluff) par bleufe, etc.
Bien que cette manière pittoresque de transcrire phonétiquement les anglicismes de Sholem-Aleikhem possède un certain charme – avec un côté rétrofuturiste –, elle fait l’erreur de trop insister sur la phonétique, et surtout, de la déformer. Était-ce le propos de l’auteur ? Prenons les exemples de strike, shop, overtime, furniture et bluff : les transcriptions en lettres hébraïques dans le texte original (le yiddish s’écrit en lettres hébraïques) paraissent assez proches de la prononciation new-yorkaise. Certes, il y a des phrases bilingues à la syntaxe farfelue, produisant un effet hilarant. Il n’empêche, le vrai enjeu pour l’auteur semble être l’envahissement d’une langue par une autre, et non la maladresse orale. Si l’on avait présenté ici les mots américains avec leur graphie standard, on aurait clairement vu la ressemblance entre le verbe de Motl et celui de certains écrivains francophones « branchés » de notre époque. Le français sera-t-il le yiddish de demain ?
Une fois n’est pas coutume, votre chroniqueur se souvient de la réaction de sa mère lorsqu’il s’est inscrit à un cours de yiddish pour débutants : « Nous nous sommes donné du mal pendant deux générations pour oublier le yiddish, alors que toi, tu te donnes du mal pour t’en souvenir ». Motl en Amérique raconte l’amorce de l’oubli, avant que le yiddish ne rejoigne ses confrères dans le vaste cimetière des langues qui s’étend de l’Atlantique jusqu’au Pacifique.