Réécriture d’Homère, réponse à Moby Dick, roman historique et politique, Horcynus Orca, l’œuvre colossale de Stefano D’Arrigo (1919-1992), est enfin disponible en français après un chantier de traduction de quinze ans.
Roman-monstre, roman-monde, les qualificatifs qui ont accueilli la traduction du roman de Stefano D’Arrigo montrent la sidération, voire l’embarras de la critique face à une œuvre de cette ampleur. Plus de 1300 pages qui défient l’ordinaire de la recension journalistique, et imposent de rendre compte d’une expérience de lecture peu commune. On convoque, comme pour se rassurer – ou s’excuser – Melville, Joyce, Homère, Virgile, Hemingway, la Bible, Ovide, Victor Hugo et d’autres. Non sans raison. On peut y trouver des sources, des allusions explicites, des points de comparaison. Rien de tout cela ne rend compte du choc subi par celui qui entre dans ce livre.
Horcynus Orca s’ouvre dans le calme d’une introduction réaliste : une date, le 4 octobre 1943, un lieu, le détroit de Messine et plus loin les îles Éoliennes. Un héros, le marin ’Ndrja Cambria, une atmosphère, le calme. D’emblée, cependant, la fable s’invite. Le héros « arrive au pays des Femmes », qui se situe « sur les mers de Charybde et Scylla ». Référence familière au lecteur qui, s’il a en plus lu l’Ulysse de Joyce, attend de pied ferme une nouvelle réécriture de l’Odyssée. Il y a de ça, bien sûr. Mais l’étrangeté du texte se manifeste dans la langue singulière qui y règne dès les premières phrases. On y parle de « féminautes », de « pellisquales », « embrouillableurs »,« pellosseux », « africanesques » ou « coutumiées ». Bien d’autres trouvailles linguistiques annoncent un voyage qui se fera dans la langue au moins autant que dans la mythologie, l’histoire contemporaine, ou la géographie calabraise et sicilienne, sans parler de la zoologie dont procède le titre. Ces univers s’interpénètrent, formant une trame enchevêtrée, qui poussera forcément le lecteur à privilégier un de ses fils. George Steiner parle ainsi de « réponse européenne à Moby Dick », René de Ceccaty de « récit mythologique de la modernité », tandis que pour Primo Levi : « La Sicile de 1943 devient la clef permettant de comprendre la désagrégation que la Seconde Guerre mondiale a apportée dans l’idée d’humanité. »
Le roman s’ancre fermement et précisément dans l’Histoire. Le saut dans l’imaginaire est ailleurs. Les faits racontés par Stefano D’Arrigo se situent dans une période connue des Italiens sous le nom de Quatre journées de Naples. Après la prise de la Sicile par les Alliés, le gouvernement fasciste, qui s’est débarrassé de Mussolini, a signé le 3 septembre 1943 un armistice. S’étend alors un moment d’entre-deux confus. Les Napolitains attaquent les troupes d’occupation, qui, malgré une répression sanglante, sont contraintes d’évacuer la ville avant l’arrivée des blindés américains le 1eroctobre. La flotte italienne est livrée à elle-même. C’est ainsi que ’Ndrja Cambria, démobilisé, décide de rentrer chez lui, en Sicile, pour revoir son père.
Quand nous rencontrons le « nautonier », il est presque arrivé. À la pointe de la botte italienne, au bout de la Calabre, face à la Sicile, il entrevoit les îles, Stromboli, Vulcano, « pour la première fois de loin et depuis la terre ». ’Ndrja Cambria n’est pas dans son élément. L’essence du voyage se condense peut-être dans ce seul déplacement. D’emblée, D’Arrigo nous le signale. Nous sommes au bord des « mers de Charybde et Scylla ». La mythologie et le conte sont là, dès la fin du premier paragraphe. Pas d’indices savamment semés pour laisser monter graduellement un sentiment d’étrangeté. Pour les Italiens, d’ailleurs, les lieux sont clairement identifiés : un promontoire calabrais porte le nom de Silla, la grotte où le cyclope Polyphème a écrasé la nymphe Galatée n’est pas loin, tout comme la Ricchia, l’antre des Sirènes. Dans le paysage de tous les jours, les dieux sont chez eux.
Le roman n’est pourtant pas la réécriture de l’épopée qu’on attend, même s’il en retravaille certains épisodes. Le plus identifiable est celui de Circé la magicienne. Ici Ciccina Circé qui dirige les féminautes, maîtresses du détroit, et enchante les dauphins au moyen d’une clochette. Contrairement à celle de l’Odyssée qui voulait garder Ulysse prisonnier, elle se contente de faire payer en nature à ’Ndrja son passage sur l’autre rive, ce qui nous vaut une scène d’un érotisme tout rabelaisien. Les féminautes sont aussi apparentées aux dauphins, et aux Sirènes. Les sollicitations contradictoires des marins tiraillés entre Allemands et Alliés sont clairement reliées à leurs chants. Mais l’imaginaire gréco-romain n’est pas le seul à être convoqué. ’Ndrja, pour son pouvoir d’« ouvrir » la mer, est salué du nom de Moïse par l’un de ses compagnons. On ne saurait ici expliciter le dense réseau de correspondances qui relie Horcynus Orca à tout un ensemble d’œuvres, au-delà de celles déjà mentionnées. Garder l’esprit en éveil, saluer au passage Les travailleurs de la mer, Le vieil homme et la mer, les Métamorphoses ou un autre texte qui aura, pourquoi pas, échappé aux exégètes, n’est pas le moindre des plaisirs proposés par ce roman et sa galerie de créatures nées du cerveau des plus grands faiseurs de monstres.
Au premier rang, Horcynus Orca. Pas tout à fait l’orque des encyclopédies : D’Arrigo a modifié l’orthographe latine scientifique, Orcinus Orca, ajoutant un h et changeant le i pour un y, lettre qui n’existe pas en italien. Une mise à distance respectueuse de l’animal nommé d’après une divinité romaine porteuse de mort. L’Orque règne sur le milieu marin, à commencer par celui des « fères ». Omniprésents, ces cétacés sont en fait des dauphins, désignés ici par un mot emprunté à un italien archaïsant, fera, du latin ferus, sauvage, redoutable, que l’on retrouve dans nos adjectifs fier et farouche. Venues de la nuit des temps, les fères, de l’entredeuxterres ou de l’Océan, sont l’espèce dominante de ces eaux, mais non la seule. L’espadon, que l’on chasse au harpon, est le poisson noble, pour lequel on peut se battre, et que la chaleur du sirocco peut amener à rechercher les eaux profondes et froides. Le pays se passionne aussi pour les anguilles, leurs œufs introuvables et leurs alevins, les lucratives civelles que l’Orque peut pousser comme une manne vers les pêcheurs pellisquales.
Mais l’Orque est le personnage titre, la véritable héroïne du roman. Féroce, l’Orque est aussi victime. Contrairement à Moby Dick, à qui elle fait forcément penser, c’est elle qui, blessée depuis longtemps par un pêcheur, exhibe parfois une plaie puante où les sardines viennent picorer. Ce qui ne l’empêche pas de faire, à sa guise, un massacre de ses adversaires. Étrange inversion là encore, sacrifiant à on ne sait quel dieu le monstre ou « pour l’appeler par son vrai nom la Mort ».
Tuer la mort, est-ce l’enjeu d’Horcynus Orca ? La question se pose, à considérer le parcours de ’Ndrja Cambria. Car si l’Orque est peut-être immortelle, ’Ndrja, même s’il a échappé aux combats de la guerre, ne l’est pas. Dans la première des trois parties du roman, il arrive dans le territoire des féminautes, femmes libres, contrebandières. Leur cheffe lui demande de s’unir à sa fille qui n’a pas eu d’enfant. Avec ses compagnons, il cherche à traverser le détroit, et rencontre la misère des habitants. Ciccina Circé lui propose de passer en Sicile s’il fait l’amour avec elle. Elle lui prédit le pire s’il reste innocent et pur. Arrivé à Cariddi (Charybde), il retrouve son père qui reste bloqué sur son passé. La deuxième partie est consacrée aux souvenirs, à la vie au village, à la famine, et à la mise en place du rôle des fères. Dans une troisième partie, parallèlement à la guerre des fères et de l’Orque, se noue une intrigue centrée autour de l’AMGOT (l’administration Alliée), à propos d’une régate à la rame montée par les Anglais à Messine. ’Ndrja cherche à acquérir une palamitara, un bateau qui pourra plus tard lui permettre de reprendre la pêche. Il retrouve sa fiancée qui a brodé des poissons « pour le faire revenir ». Elle lui défend de repartir. Il lui suggère de broder une orque… et repart.
Horcynus Orca peut, si l’on veut, se lire comme une réflexion sur les destins parallèles et opposés de l’Orque et du jeune marin, vie inépuisable de la nature contre fragilité de l’innocence humaine. La richesse du roman de Stefano D’Arrigo fait apparaître une telle interprétation comme très réductrice. On peut y trouver un témoignage de la vie dans ces régions où la guerre a ajouté ses malheurs à ceux de la pauvreté. On peut y voir une charge féroce contre l’égoïsme et l’opportunisme exacerbés par les troubles de l’époque. Et aussi un chant d’amour à tous ceux et toutes celles qui hantent les eaux de Charybde à Scylla, des civelles aux pêcheurs d’espadons.
Faut-il interpréter ce roman ? Nombreux sont ceux qui, en Italie, s’y sont essayés, et la diversité de leurs conclusions plaide pour la fécondité d’une œuvre sans pareille. On sait – la postface de l’éditeur y revient avec précision – que l’auteur y a consacré vingt-cinq ans de sa vie. Le travail de traduction de Monique Baccelli et Antonio Werli n’est pas moins titanesque. Il permet de prendre la mesure du travail langagier de Stefano D’Arrigo, mêlant dialectes, néologismes, archaïsmes, créant un idiome souvent énigmatique qui donne à Horcynus Orca un son – y a-t-il un autre mot ? – inimitable. La langue « darrighienne » crée un monde à part. Entrer dans un chapitre, c’est pénétrer dans une autre réalité, où le réalisme social, la dénonciation politique et le fantastique sont à égalité.
Pas d’obscurité, cependant. Ce n’est pas un hasard si le roman s’est vendu en Italie à plus de 80 000 exemplaires lors de sa parution en 1975 et est régulièrement réédité. La construction narrative, créant des épisodes autonomes, permet une lecture fragmentée, où chaque chapitre a sa couleur particulière et sa cohérence. Une série de flash-back rappelle et consolide le récit dans sa continuité sans nuire à sa diversité. Réalisme, politique, amour de la nature, passion des classiques, chacun s’y fraiera son chemin, pour mieux s’y perdre.
On trouvera des informations supplémentaires sur l’auteur, le travail d’écriture et de traduction du roman et sa réception sur le site créé par l’éditeur du Nouvel Attila, Benoît Virot