Edna O’Brien, l’ardeur du refus

Née en 1930, la grande romancière irlandaise Edna O’Brien vient de mourir. Son œuvre, l’une des plus audacieuses de la langue anglaise des cinquante dernières années, peut et doit se lire à l’aune d’une immense capacité de refus et de résistance. Exemplaires dans leur cohérence et leur rigueur, ses livres hanteront longtemps ceux qui ont le courage de les lire vraiment, de se plonger dans un univers fascinant et de se laisser habiter par une langue d’une force et d’une audace inouïes.


Parfois, il faut dire les choses le plus franchement possible. Alors, devant la disparition d’Edna O’Brien, s’impose l’évidence d’une audace, d’un courage, d’une témérité. Frappés par la force d’une romancière qui, avec les moyens de la fiction, par le basculement d’un ordre de la langue en même temps que du monde social, a fait tourner une existence totalement, a éprouvé les dangers de la liberté, la joie et l’effroi de la transgression. Edna O’brien est une artiste qui a gagné beaucoup et perdu autant. Elle aura su, toujours, obstinément, ardemment, refuser. 

C’est ce qu’enseigne une existence qui débute par « la catastrophe » d’une enfance provinciale et agraire dans l’ouest de l’Irlande, écrasée par la personnalité d’une mère contradictoire et d’un père porté sur la boisson, dans une sorte de conservatisme catholique étouffant et quelque peu sinistre. Une époque âpre que l’écrivaine passera son temps à transmuer, à mettre en scène, conçue comme la contradiction fondatrice d’une œuvre qui, si elle s’emploie à défaire le passé, à en refuser les conditions, ne le renie jamais et fait de ces lieux ruraux, de la réalité physique de la campagne irlandaise, la base d’un rapport à l’existence, à la nature, au temps qui modèle tous les grands livres d’Edna O’Brien. 

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Edna O’Brien est une immense styliste, une écrivaine qui a su imposer un timbre dans la langue, une façon inimitable de trancher dans le langage.

Ses commencements – la trilogie qui l’a rendue célèbre dans le monde entier et qui a été interdite en Irlande tant elle aura choqué et son tardif récit autobiographique très réussi Fille de la campagne en 2012 – apparaissent hantés par l’enfance, par les rapports filiaux, par la violence intrinsèque de l’univers familial, par le désir aussi d’y résister, de renier en quelque sorte un héritage, le poids d’une société catholique et rétrograde. Les premiers pas de l’écrivaine constituent des sortes d’étais pour l’œuvre à venir, comme des comptes qui se règlent, un cadre tracé une fois pour toutes. O’Brien a rejeté un univers étriqué, violemment contredit une socialité, une famille, refusé l’assignation d’une place, d’un rôle. Elle contrevient à l’immuabilité du monde, affirme une différence nette et absolue. C’est le premier pas vers l’émancipation radicale, rare, puissante, d’une femme qui ne se complaira jamais dans sa propre expression, dans une auto-analyse égotique ou vaine, dans une sorte de modèle idéalisé ou moralisateur. 

Edna O’Brien – restes d’une éducation chrétienne peut-être – procède par l’exemple. Pour elle, d’évidence, l’expérience, la dureté de l’existence, conforment un univers et, plus encore, une langue. Si l’émancipation d’une personnalité, la critique virulente d’une société corsetée par la religion et comme enfermée dans un passé pudibond, réclament une violence radicale – en particulier par la manière incroyable d’assumer une sexualité d’une grande liberté ! – et l’exil, jamais l’écriture ne se restreindra pour elle à un témoignage. Car ce qui intéresse O’Brien, ce n’est pas une vision sociale ou sociologique de l’expérience. Mais, bien au contraire, ce que le désordre que le refus du réel et de ses conditions induit fait basculer dans la langue, dans la manière de raconter. 

Edna O’Brien, hommage
Edna O’Brien – Le Conversazion, Capri en 2015 © CC BY-SA 2.0/Alessio Jacona/Wikimedias Commons

Assurément, Edna O’Brien est une immense styliste, une écrivaine qui a su imposer un timbre dans la langue, une façon inimitable de trancher dans le langage. Sa prose est faite d’arrêts, de ruptures, d’inévidences rythmiques. Tantôt nominale, elliptique, d’autre fois allongée et lyrique, elle heurte, bouscule. Elle procède d’une incertitude, d’une violence fondatrice qui fait du réel une sorte de mauvais rêve permanent, de lieu incroyable dans lequel coexistent les contradictions du temps – passé et présent semblant s’induire sans fin tel un ouroboros celtique – et comme le seul espace de résistance et de refus. Son anglais semble paradoxal, fluide et abrasé, résistant comme une matière élastique qui se distend et revient à une forme originelle. Il adopte une âpreté cristalline et on y entend quelque chose de féérique, comme de flottant. C’est que ses livres admettent un trouble, une contradiction, la violence terrible à laquelle on ne peut échapper. 

Edna O’Brien porte cette violence. Et sa capacité de résistance y semble proportionnée, et lucide. Profondément féministe, elle gagne par l’écriture même, à l’instar de Virginia Woolf de laquelle on est comme obligé de la rapprocher, une puissance politique, un sursaut intérieur, l’audace de la liberté, la capacité, comme l’écrit Linda Lê, de se « libérer de tous ces jougs » et de faire se concevoir « les mots comme autant de moyens de se désentraver ». La dimension politique – qu’elle porte sur la place et les droits des femmes, la sexualité, la religion, le conflit politique en Irlande, le terrorisme, le crime, l’exil – n’apparaît jamais univoque ou exemplaire. Au contraire, elle s’intègre à des récits, tantôt des fables intérieures, intimes et minimalistes qui contreviennent aux évidences du monde social, tantôt des textes amples qui prennent en charge l’histoire et ses terribles sursauts. 

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Il s’agit dans le fond de ce que la voix trouvée par l’écrivain peut exprimer d’indicible autrement.

Edna O’Brien ne fait pas la leçon. Elle prend en compte le réel, le métabolise en quelque sorte, et le restitue, digéré, enrichi, amplifié. On n’y est jamais du côté ni de l’individu ni de la communauté. Comme si l’un et l’autre étaient renvoyés, par l’œuvre elle-même, à leur impossibilité fondatrice. L’écrivaine n’a ainsi d’autre rôle que de le faire congruer, d’interroger la légitimité de la voix. Car c’est de ça qu’il s’agit dans le fond – dans le sillage de Woolf et de Joyce à qui elle revient toujours –, de ce que la voix trouvée par l’écrivain peut exprimer d’indicible autrement. Ainsi, qu’elle évoque sa jeunesse et sa rébellion dans sa trilogie Country Girls au début des années 1960 ou dans Les païens d’Irlande un peu plus tard, sa relation à la maternité dans Crépuscules irlandais, qu’elle évoque sa conception altérée de la féminité ou de la sexualité dans ses nouvelles (peut-être la part la plus ardue de son œuvre et la moins connue), dans Le joli mois d’août ou Les grands chemins, qu’elle affronte les violences sexuelles, la prédation des hommes et le poids de la religion dans Tu ne tueras point ou encore le réel politique et les violences extrêmes dans ses derniers textes – Girl et Les petites chaises rouges – qui ont rencontré un grand succès (bien que ce ne soient pas les plus forts)… elle redit la place du récit, la prégnance de son ordre singulier et irréductible face au monde, à sa réalité écrasante contre laquelle la littérature lutte sans fin. 

On perçoit un mouvement dans l’œuvre qui passe de la singularité irréductible d’un passé individuel qui réclame à être explorée et se diffracte infiniment à une histoire collective traumatique qui doit s’incarner dans des êtres fictifs qui portent quelque chose d’un réel insupportable. C’est l’ordre résistant que défendent des livres audacieux et bouleversants qui ne se complaisent jamais dans une virtuosité langagière ou une fabulation moralisatrice ridicule. Et c’est à l’équilibre entre ces deux pôles que se situent les grands livres d’O’Brien, des textes qui expriment une tension magistrale entre violence du discours et perfection d’expression. On retrouve ainsi, comme concentrés, tous les thèmes qui traversent le parcours d’écriture d’O’Brien, les troubles qui nous empêchent de vivre, de nous retrouver, de nous réconcilier avec le passé, de supporter les violences politiques et intimes qui nous assaillent sans répit.

Il faut lire, pour éprouver la cohérence de ces univers fictifs incroyablement forts, et surtout percevoir la puissance d’une prose qui oscille entre une poésie qui fait penser aux grands poètes anglo-saxons – T. S. Eliot, Yeats au premier chef – et un réalisme désarticulé qui rompt toujours des harmonies que l’écrivaine paraît toujours refuser. Ainsi, ses chefs-d’œuvre – La maison du splendide isolementDécembres fous ou Dans la forêt –, avec une dramaturgie encore plus maîtrisée que dans ses débuts ou ses textes les plus tardifs, et avec une ironie singulière, articulent une angoisse fondatrice et irréductible de la provenance, la douleur des origines, les effrois familiaux, la révélation de la sexualité, la conception du temps, avec la réalité politique, la violence radicale du monde, les liens complexes avec les autres, la contradiction qu’il y a tout simplement à exister, l’impérieuse nécessité de refuser. Les livres d’Edna O’Brien constituent ainsi, paradoxaux, lumineux et obscurs à la fois, oscillants, des refuges pour nos imaginations, des sortes de vigies dans le chaos.