Hôtel de l’univers nous plonge dans la vie d’une famille d’émigrés algériens, installée dans une cité de la Drôme. Le décor étonnant, mais surtout le ton drôle et libre du premier roman de Hédi Cherchour, en font une œuvre originale qui pose un regard neuf sur les histoires d’émigration. Évitant les clichés, l’autrice rappelle que les histoires de famille et les aspérités d’émancipation, même quand elles sont imprégnées de la grande Histoire, celle de la colonisation en l’occurrence, n’en sont pas moins singulières, complexes et surprenantes.
C’est Farida, petite fille au début du roman et jeune adulte à la fin, qui raconte son histoire entre les années 1970 et 1990 au sein d’une famille arrivée d’Algérie. Sans fil rouge, la narratrice évoque une suite d’épisodes à la fois banals et grandioses qui ont marqué la petite fille qu’elle était : les voyages en voiture, les bagarres du père, ses couteaux qui ne le quittent jamais et ses cicatrices que Farida imagine vivantes…
Ces séquences choisies nous invitent à suivre le parcours des parents à travers les yeux et le ressenti de la petite fille, qui alterne sans cesse entre fierté et honte. Car, très tôt, elle a peur du scandale : « le scandale, je sens que c’est quelque chose de grave qui va nous conduire vers des ennuis avec la police française de la route des gorges de l’Ardèche ». Et s’il doit arriver, ça sera par le père, qui lui-même oscille entre une nervosité que l’alcool encourage, et qui donne lieu à des séquences gênantes pour la famille, et une forme d’extrême discrétion, une peur de déranger ou de ne pas faire comme il faut, qui le tétanise. Quant à la mère, sa marge de manœuvre est insignifiante et son univers très restreint : il est hors de question qu’elle travaille, et elle ne sort que rarement de la maison. Ses journées, elle les passe à faire le ménage, à s’occuper de ses cinq enfants, ou à rester sur le balcon, sans parler à personne.
Voir sa mère ainsi attriste et fait enrager Farida : « Tu vas finir par t’étouffer à rester dans la baraque, ai-je envie de gueuler à ma mère. » Celle-ci ne semble pas non plus ravie de la situation : elle parle seule en rêvant d’avoir des amies algériennes avec qui discuter dans sa langue de sujets qui l’intéressent. Et ce n’est pas à la cité Grangebelle, habitée majoritairement par des Européens (Français, Portugais, Espagnols), qu’elle trouvera des copines. Alors, elle continue de nourrir un rêve : retourner vivre en Algérie. Plus qu’un rêve, ce retour est un projet qui pendant un temps a été partagé avec son mari. Mais les plans de ce dernier semblent avoir changé ; ce qu’il veut désormais, c’est bien apprendre le français et surtout être à jour dans ses démarches administratives ; la mission – qu’il s’est alors donnée – consiste à examiner régulièrement le courrier, à l’analyser et à le traiter aussitôt.
Avec le style poétique et très imagé de Hedi Cherchour, les lettres et les télégrammes deviennent des personnages chargés d’angoisse et les démarches administratives prennent la forme d’aventures haletantes. Il y a, par exemple, cette course folle mémorable et mystérieuse que Farida a dû faire à cinq ans avec son père pour respecter ou rattraper une échéance de toute importance qui, semble-t-il, la concernait. Sur des pages et des pages, le lecteur est suspendu au sort des deux personnages qui traversent la ville en courant sous une chaleur écrasante, et attend le dénouement avec angoisse. S’il arrive au père de faillir à ses missions, il n’en reste pas moins le chef : « À l’extérieur il en chie, c’est le chef de chantier des ferrailleurs, le chef de famille, il décide tout, le chef de la smala Fares Nouredine. Mon père est grand, nous sommes petits, nous devons l’écouter. » L’autre rôle du père, reconnu de tous, est de donner « son opinion sur le monde dans lequel nous évoluons dès qu’il en a la possibilité ». Cependant, en grandissant, Farida commence à se forger ses propres idées, elle prend de plus en plus de distance avec sa famille et rêve d’indépendance.
L’arrivée en masse d’autres familles arabes dans la cité ne réjouit pas son père : « les Arabes concentrés entre eux n’ont aucun civisme ». La position de Farida semble être moins claire. Ces nouveaux voisins lui permettent de se reconnecter en partie à la culture algérienne qui ne passait jusqu’ici que par ses parents et qui laissait l’enfant – née en France – assez éloignée de la réalité de ce pays rêvé, mais peu ou pas connu. Cette présence un peu floue de l’Algérie, qui passe surtout par l’imaginaire, est perceptible dans la façon approximative dont sont transcrites dans le livre les expressions en arabe, difficilement déchiffrables par quelqu’un maîtrisant la langue, mais rendant compte de ce lien avec un pays que la narratrice tente de préserver dans son imaginaire, tant bien que mal.
À l’adolescence, et avec ce nouveau voisinage, les qu’en dira-t-on prennent de plus en plus de place et signent un rétrécissement du champ des possibles pour Farida qui s’éloigne de l’école, tente de travailler avec son père et ses frères mais se rebelle vite. Elle fait un temps la cueillette de fruits avec son amie de toujours, Mouni, avec qui elle finit par quitter la cité et la ville pour suivre Yanis, un gars rencontré par hasard, avec lequel elles s’embarquent dans un projet improbable de rédaction de guides touristiques.
C’est le début d’un tour de France pas toujours joyeux pour le trio. Farida finit l’aventure à Marseille, seule dans un premier temps, retrouvant un amoureux ensuite, pour échouer à « l’hôtel de l’univers », un ensemble de petites chambres modestes, au confort rudimentaire. Ses voisins étaient « juifs turcs, des Comoriens, des Tunisiens, des Algériens, des Kurdes, des Sénégalais, des Maliens, des Italiens, des Marocains, des Espagnoles… » ; étranges, grossiers, mystérieux ou attendrissants, ils composent son nouvel entourage. Farida apprend à les connaître mais ambitionne de sortir de ce minuscule univers pour courir le monde.
C’est une partie du roman où un mélange d’ennui, de misère, d’oisiveté et de rêves entraîne les personnages dans un enchainement de situations et de rencontres burlesques ou dangereuses, rappelant vaguement l’atmosphère d’À bout de souffle ou de Pierrot le fou. Une errance sans contours ou sans objet précis, qui par la force de la narration, plaçant toujours les lecteurs à la hauteur de la jeune femme – ou de la petite fille dans la première partie du roman –, se transforme en une quête existentielle et épique qu’il est jouissif de lire.