Des « ultra-collaboratrices » comme les autres

On a longtemps pensé, y compris parmi les historiens, que la justice de guerre, en France occupée ou lors de l’épuration, avait épargné le châtiment suprême aux femmes. Au nom d’un principe et d’une tradition judiciaire inaliénable (et patriarcale), leur condamnation à mort était commuée en une peine de prison. Dans un ouvrage issu de sa thèse, Fabien Lostec apporte un implacable démenti à cette vision d’une épuration judiciaire s’étant abstenue d’exécuter des femmes.

Fabien Lostec | Condamnées à mort. L’épuration des femmes collaboratrices (1944-1951). Préface de Marc Bergère. CNRS Éditions, coll. « Nationalismes et guerres mondiales », 396 p., 26 €

La dernière exécution datait de 1887, avant que la justice du gouvernement de Vichy se salisse en exécutant cinq femmes dont une avorteuse devenue célèbre, Marie-Louise Giraud, le 30 juillet 1943. Pour les tenants du régime du Maréchal, l’avortement était élevé, avec la loi du 15 février 1942, au rang de « crime contre la société, l’État, la race ».

Pour démentir la vision jusqu’alors acceptée, il a fallu que l’auteur accomplisse un travail d’inventaire long et difficile en recherchant dans pas moins d’une soixantaine de dépôts d’archives les noms de ces femmes condamnées à mort, pour donner deux chiffres : 651 condamnations à mort de femmes (dont un tiers par contumace) ont été prononcées au titre de l’épuration, 45 ont été exécutées. Avec toute la prudence qu’exige un tel sujet, Fabien Lostec fait le point sur ces condamnations à mort et ces exécutions de femmes, comme sur l’épuration extra-judicaire longtemps perçue comme un substitut radical provisoire à l’épuration judiciaire dont on constate pourtant, à la lecture de ce livre, qu’elle « ne joue pas le rôle d’amortisseur » qu’on lui prêtait. 

L’auteur fait d’abord le point sur la nébuleuse des différentes instances de jugement, de l’« archipel épuratoire » des tribunaux résistants (issus des maquis dans les premiers temps, cours martiales de la Résistance parfois prolongées en « tribunaux de septembre ») jusqu’à la phase de normalisation où prennent le relais tribunaux militaires et cours de justice dont les rapports sont parfois difficiles voire concurrentiels. Il s’intéresse ensuite aux modes de collaboration de ces condamnées à mort. La délation y figure en bonne place, mais surtout l’engagement féminin dans les services de police, de renseignement ou dans les partis de collaboration est réévalué. Il ne s’agit pas là de « collaboratrices ordinaires » car on ne condamnait pas à mort des femmes ayant commis une dénonciation ou adhéré à un parti collaborateur. Un très intéressant chapitre consacré au rapport à la violence de ces femmes décline finement l’échelle des possibles en la matière, qu’il s’agisse des violences de droit commun, de vols par nécessité ou non, de marché noir, délinquance et grand banditisme… jusqu’à l’action armée.

Car, à rebours de tous les stéréotypes, le rapport à la violence de ces femmes condamnées à mort nous fait pénétrer dans un domaine peu connu, pour ne pas dire inconnu : le rôle et les motivations de ces complices féminines sur-impliquées dans les processus de brutalisation entre l’occupant et ceux qui lui résistaient. 

Fabien Lostec, Condamnées à mort. L’épuration des femmes collaboratrices.
Une femme en train d’être tondue à Montélimar (août 1944) © CC0/WikiCommons

Non sans souligner la difficulté d’analyser des sources « brouillées par des représentations de genre qui peinent à associer sexe féminin et brutalité », Fabien Lostec montre que cette collaboration violente trouve le plus souvent son origine, sur fond d’augmentation de la délinquance (de trafic ou de marché noir), dans la délinquance de droit commun, dans ce qu’il appelle une « collaboration de la malversation ». C’est-à-dire que les femmes qui vont le plus loin dans cette voie de l’engagement violent ont un point commun : elles s’inscrivent, non dans le cadre domestique classique de la criminalité féminine ordinaire, mais au contraire dans un cadre public et politique.

À cela, une explication est proposée : l’engagement des femmes tortionnaires semble lié à une pleine appropriation « de la vision de la société diffusée par les Allemands ». Les attitudes féminines extrêmes se radicalisent en effet à mesure que « la domination de l’occupation se délite et que la répression s’amplifie », et elles s’inscrivent dans des interactions traversant les groupes de collaborateurs. Partant, cette spirale de la violence s’alimente par la triple dynamique du mimétisme (avec les tortionnaires mâles), de la concurrence (entre elles et avec eux), enfin d’une surenchère produite par les deux précédentes. L’auteur montre que ces attitudes extrêmes ne sont pas sans lien avec la brutalité d’un amant ou d’un chef, qu’elles peuvent être assimilées au sein des groupes à une volonté d’affirmer leur engagement « à hauteur d’homme ». D’où le zèle déployé, un zèle éventuellement stimulé par la fascination de vivre une expérience initiatique. Une sorte de zone grise, un cheminement personnel dépassant les simples bornes de l’engagement politique dans un univers que Pasolini dans Salo ou les 120 journées de Sodome ou Liliana Cavani dans Portier de nuit ont tenté de décrire.

Enfin, l’ouvrage s’attache à la sociologie des condamnées, à leur mode de défense, à l’image que renvoient les « présumées coupables » dans les prétoires. Cette question est également très intéressante car elle souligne le paradoxe ou une contradiction majeure. Contrairement à l’idée développée dans la partie précédente, réhabilitant les femmes dans leur engagement politique,

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La situation s’inverse dans les prétoires. Les stéréotypes ordinaires concernant les femmes y retrouvent leur place. Car, tout en mettant en évidence une déviance bien plus diversifiée qu’il n’y paraît, cette étude met une nouvelle fois en lumière – après l’ouvrage dirigé par Frédéric Chauvaud et Gilles Malandain, Impossibles victimes, impossibles coupables. Les femmes devant la justice XIXe-XXe siècle (Presses universitaires de Rennes, 2009) – des femmes à la fois « éternelles victimes » et « éternelles coupables ». L’analyse des représentations et des discours mobilisés par les différents protagonistes du discours épuratoire est également riche d’enseignements et amène l’auteur à une conclusion résignée : si l’ordre des sexes « a pu être troublé sous l’Occupation, l’épuration judiciaire se charge de le rétablir ». On comprend d’ailleurs comment les accusées elles-mêmes (ou leurs défenseurs) cherchent à atténuer leur responsabilité, voire à se disculper, en faisant valoir implicitement ou explicitement leur irresponsabilité « par nature ». Ainsi, nombreuses sont ces collaboratrices qui se défendent « en alimentant le stéréotype de la femme faible et soumise, ayant été mal conseillées, amenées, entraînées, emportées, poussées vers la collaboration ». Place est faite également aux suites des procès, à l’attente des condamnées avant leur exécution, à la vie dans l’univers carcéral, aux remises de peine pour s’achever sur le cas de celles qui tentent d’échapper au châtiment par la fuite et l’exil.

On l’aura compris, les apports de ce livre sont nombreux. Son auteur démontre que, quoique « longtemps oublié, le collaborationnisme des femmes a bien existé », venant confirmer à une autre échelle ce qu’avait décelé Anne Simonin (1) en 2008 à partir de l’exemple des chambres civiques de la Seine. Ce rééquilibrage des genres dans le collaborationnisme invite donc à redonner toute leur place aux femmes, souvent considérées en la matière comme soumises à la seule séduction, aux relations douteuses, aux dénonciations. En somme, tout en soulignant sa dimension paradoxale dans le prétoire, Fabien Lostec rétablit le droit des femmes, même si elles sont moins nombreuses, à avoir « ultra-collaboré », de plain-pied avec les hommes.

À propos de cette étude exemplaire, on ne peut émettre qu’une seule réserve : un sujet grave comme celui-là, laissant des souvenirs pénibles à la descendance de ces femmes honnies par la Nation, ces femmes dont le nom est toujours connu à l’échelle d’une petite ville, d’un bourg ou d’un village, n’aurait-il pas mérité qu’en dépit de la loi qui l’en dispense l’auteur respectât leur anonymat ? En ces temps de vénération généralisée de la mémoire et du danger de l’usage irraisonné des réseaux sociaux, l’historien ne doit-il pas mesurer les conséquences et les enjeux de son labeur ?

François Rouquet, membre du conseil scientifique du Mémorial de Caen, est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Caen-Normandie et directeur du laboratoire HisTeMé (Histoire – Territoire – Mémoire). Il est notamment l’auteur, avec Fabrice Vergili, du livre Les Françaises, les Français et l’épuration (Gallimard, 2018).


[1] Anne Simonin, « La femme invisible : la collaboratrice politique », Histoire@Politique, vol. 9, no. 3, 2009.