La passion des stades 

Il y a les cohortes de passionnés qui arriveront bientôt à l’assaut des stades parisiens, il y a ceux qui fuiront en courant bien vite, loin de ces corps trempés et de ce spectacle qui porte aux nues la performance. C’est un cliché, oui. Il n’empêche. Il y aura des vainqueurs et des vaincus en toute loyauté. Le classement sera irrécusable, l’affrontement de la vie et du corps-à-corps sera exposé aux yeux de tous. Car le spectacle qui nous attend met en jeu des aptitudes physiques, des caractéristiques techniques, des règles, des tactiques, des échanges, des rivalités tenaces, des vengeances attendues et souterraines. Mise en scène de l’égalité où chacun se mesure à l’autre, quelle que soit sa couleur, à armes égales, et se verra classé. À armes égales ? À chacun d’y croire ou pas.


Me reviennent à l’esprit les controverses et les analyses des années 1980 sur le sport, les réflexions d’un Alain Ehrenberg ou d’un Georges Vigarello sur la spécificité de ce spectacle : soit l’apparent équilibre entre l’égalité et l’individualisme. Une façon de dire que le noyau dur du spectacle sportif, c’est l’intensification à l’extrême de ces deux valeurs, que nous connaitrons par un bouquet final : le plongeon de la maire de Paris et du président de la République dans la Seine ! Les deux plus hauts sauts de la démocratie vus du monde entier. Nos deux poissons dans l’eau pourront-ils ensuite faire une course de dix mille mètres ? 

Et Marc Augé d’ajouter que le rapport entre sport de masse et religion n’a rien de métaphorique : « la réunion de plusieurs milliers d’individus éprouvant les mêmes sentiments et les exprimant par le rite et le chant […] semblait créer les conditions d’une transcendance du psychisme individuel, d’une perception sensible du sacré analogue à celle que Durkheim évoque à propos des rites expiatoires australiens ».

Mais revenons aux deux thèses en présence dans les années 1970-1980. Ehrenberg, dans la revue Recherches, suit d’abord les thèses foucaldiennes en lisant dans le sport un assujettissement de l’individu, autrement dit, des dispositifs d’autoproduction du pouvoir hygiéniste.

Et de s’interroger en introduction de ce numéro intitulé Aimez-vous les stades ? (Erhenberg, 1980) : « Le muscle est-il triste ? À l’image de ces champions sur-entraînés, sur-dopés, sous-humanisés. Le muscle est-il violent ? Comme ces manifestations post-sportives où les spectateurs mettent à sac les stades, éventrent et pillent les magasins. Le muscle est-il hygiénique ou abrutissant ? Est-ce un moyen de propagande, de manipulation des masses ou un simple spectacle populaire ? » Et d’embrayer sur l’exemple du coureur cycliste Eddy Merckx, comme à la fois une merveille et une usine. « Les muscles comme une chaine de montage. Un homme à deux roues qui, à lui seul, est comme Renault ou Citroën. » Les forçats de la route, selon l’expression d’Albert Londres lors de ses reportages sur le Tour de France en 1924. La grande douleur ! Souffrir pour se grandir. 

Dossier sport été 2024
Stade Matmut Atlantique (Bordeaux, France) © CC BY-SA 4.0/Danny Last/WikiCommons

Le numéro de Recherches donne de nombreux extraits de textes : d’Albert Delaune (secrétaire général de la Fédération socialiste), « Le peuple au visage radieux. Le sport en Union Soviétique » (1938) ; d’Ernest Rey, « Une génération athlétique » (1911) ; d’Eugen Weber, « Gymnastique et sports en France à la fin du XIXe siècle : opium des classes ? » Ou encore de Georges Rozet qui, pour les jeux Olympiques de Stockholm en 1912, déclare sa flamme : « Je rêve de villes qui, pour l’exemple, pour l’entraînement de tout un pays, seraient organisées, de partis pris, en école d’hygiène et de sport, de même que d’autres sont des cités d’art, d’études ou d’industries. Des hommes choisis et qui deviendraient ensuite des modèles de belle humanité y mèneraient pendant quelques mois une vie de couvent, y pratiqueraient délibérément cet ascétisme d’un nouveau genre qu’on appelle l’entraînement ». Ça fleure bon le redressement, le traitement tonique, l’ardeur et l’énergie d’un peuple !

Puis, une décennie plus tard, sur les pas de Marcel Gauchet, Aain Ehrenberg soutient que le sport marque une volonté d’accomplissement de soi dans une société démocratique. Il concourt à l’établissement de règles communes en termes de participation et de réalisation des valeurs d’égalité ou d’autonomie, et il rend visible l’existence de croyances partagées par l’ensemble d’une communauté sur un même idéal. Le sport réconcilierait le droit et la force puisque celle-ci ne s’exerce que dans des règles qui en interdisent l’usage illégitime et il propose ainsi une juste hiérarchie issue d’une juste compétition. 

Il semble que ces questions soient toujours d’actualité. Le sport de haut niveau est-il émancipateur, augmente-t-il l’accomplissement de soi ou bien n’est-il qu’une intériorisation d’une contrainte qui porte aux nues le corps héroïsé ? De jeunes sociologues, par des observations empiriques, rejouent cette opposition. 

Jérôme Bauchez, qui a longuement travaillé dans une salle de boxe, y voit une euphémisation de la violence, la pacification des mœurs, une maitrise de soi pour éviter le pire (la bagarre de rue).  Pour lui, les sportifs montreraient plus de retenue dans leur comportement à l’égard d’autrui, ils s’efforceraient de purger, de censurer ou encore de corriger les conflits qui mènent à la violence physique. L’auteur, ainsi que Thomas Bujon, marchent sur les traces de Norbert Elias et sa longue histoire de la pacification des mœurs. L’un et l’autre insistent sur l’intégration d’une auto-contrainte plutôt qu’une lutte entre individus. Autrement dit, la compétition sportive permettrait de transposer et de changer la nature de la violence. Le versant réalisation de soi, goût du risque, culte de la maîtrise dépasserait la lutte contre autrui. Autant dire que le sport serait un grand transformateur. Il convertirait les contraintes sociales en une auto-contrainte, dans une sorte d’économie psychique et pulsionnelle (à la Marcuse). Et chacun de l’interpréter soit comme une heureuse maîtrise des affects et des pulsions, soit  comme un processus de subjectivation visant à former des sujets « utiles et dociles ». Émancipation versus domination. 

Pendant ce temps, depuis vingt ans, bien loin des jeux Olympiques, on peut voir un immense développement du sport urbain individuel, comme un loisir ou un divertissement, un passe-temps ou encore une manière de lier l’utile (aller au travail) et l’agréable (rouler à vélo). Très loin du combat des gladiateurs, une autre réalité apparaît. Le sport dans la ville comme lieu central du « développement de soi », ou du moins une sorte d’adaptation collective à la morphologie urbaine, tout un espace à réfléchir.

Références

Alain Ehrenberg (dir.), Aimez-vous les stades ? Les origines des politiques sportives en France, 1870-1930, revue Recherches, avril 1980.

Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy, 1991.

Jérôme Beauchez, L’empreinte du poing. La boxe, le gymnase et leurs hommes, EHESS, 2014.

Pierre Bourdieu, « Comment peut-on être sportif ? », in Questions de sociologie, Minuit, 1980, p. 173-195.

Thomas Bujon, Boxing club. Sociologie d’une salle de boxe thaïe en banlieue, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2009.

Georges Vigarello, Le corps redressé. Histoire d’un pouvoir redressé, Armand Colin, 1978.

Georges Vigarello, « La vie du corps dans Surveiller et punir : une transposition aux thèmes sportifs ? », in STAPS, n° 38, 1995, p. 73-78.

Loïc Wacquant, « Corps et âme. Notes ethnographiques d’un apprenti boxeur », in Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 80/n° 1, 1989, p. 33-67.

Paul Yonnet, Jeux, modes et masses. La société française et le moderne (1945-1985), Gallimard, 1985.