« Marcher, ce n’est pas marcher ». Sur cette négation s’ouvre le parcours proposé par Edgardo Scott, qui nous invite à revoir notre relation avec un geste que soit nous considérons comme banal, soit nous avons tendance à esthétiser. Premier ouvrage traduit en français de cet écrivain argentin, paru en espagnol en 2019 et réédité trois fois depuis, publié également en portugais et en italien, Du flâneur au vagabond explore la pratique de la marche et son renouvellement, en revenant sur sa tradition littéraire et culturelle.
Né en 1978 à Lanús, province de Buenos Aires, membre fondateur du Groupe Alexandrie qui initia, vers 2005, une série de cycles de lecture publique de récits, critique littéraire pour différents médias espagnols et argentins, Edgardo Scott est l’auteur des nouvelles Los refugios (Les refuges, 2010), d’un récit autobiographique, Cassette virgen (Cassette vierge, 2021) et de trois romans sur les années 1990 qui proposent des formes renouvelées de réalisme, No basta que mires, no basta que creas (Il ne te suffit pas de regarder, il ne te suffit pas de croire, 2008), El exceso (L’excès, 2012, 2023) et Luto (Deuil, Emecé, 2017). Outre Du flâneur au vagabond, son premier essai, il a publié Por qué escuchamos a Stevie Wonder (Pourquoi nous écoutons Stevie Wonder, 2020), Contacto. Un collage de los gestos perdidos (Contact. Un collage des gestes perdus, 2021), consacré aux gestes empêchés par la pandémie, et Escritor profesional (Écrivain professionnel, 2023), qui revient sur la figure d’auteur sous ses formes contemporaines.
Psychanalyste, l’exercice de sa profession et le métier d’écrivain restent indépendants, comme chez Luis Gusmán, écrivain argentin dans la lignée duquel s’inscrit Scott. Néanmoins, Du flâneur au vagabond se construit à partir d’une méthode associative qui propose un renouvellement du croisement entre psychanalyse et études littéraires. Le point de départ étant une série d’expressions de langue espagnole, dont certaines sont typiquement argentines, pour lesquelles la traductrice, Magali Sequera, a su trouver des équivalents engageants pour le lecteur français. Le titre même a dû être modifié : Caminantes (littéralement « marcheurs ») ne possède pas en espagnol de connotation politique, et désigne une forme de marche avec ou sans destin fixe, une invitation au voyage à pied. La transformation du sous-titre en titre a entrainé également l’introduction d’un nouveau sous-titre, qui propose une définition du genre de l’ouvrage en tant qu’essai littéraire. Scott appartient à une génération d’écrivains argentins engagée dans la tradition de l’essai non académique, pratiqué par des auteurs tels que Jorge Luis Borges et Ricardo Piglia, qui a recouvré de l’importance grâce aux nouveaux médias, et ne s’adresse pas forcément à un public spécialisé. Si la version espagnole de Du flâneur au vagabond s’insère dans cette tradition, sa traduction française se projette effectivement vers le registre de l’essai littéraire savant, en raison des choix de langue, du titre, et de l’insertion de notes de bas de page. De légers glissements de genre qui ne font que mettre en évidence le dialogue que le texte parvient à établir avec des publics autres que l’argentin malgré son ancrage dans cette culture.
Encadré par une introduction et un chapitre final où l’auteur revient sur son premier contact avec la ville de Paris, Du flâneur au vagabond s’organise en cinq parties, chacune précédée d’un bref texte en italique qui reprend nos connaissances communes des figures évoquées : « Flâneurs », « Promeneurs », « Walkmans », « Vagabonds », « Pélerins ». À partir d’une évocation de leurs diverses facettes, se déploient les significations de la marche dans la culture occidentale, leur dimension historique, et aussi leur actualité, comme lors du retour sur Cantares (Cantiques) de Joan Manuel Serrat, où le récit s’ouvre au souvenir personnel et rappelle l’alliance de la poésie et de la musique populaire, pratiquement disparue aujourd’hui. Se focalisant sur certains auteurs, et en utilisant d’autres comme référence, le livre construit une encyclopédie qui n’est pas exclusivement littéraire puisqu’elle articule la poésie, le récit fictionnel et non fictionnel, l’autobiographie, le journal, la musique et le cinéma.
Ainsi, dans « Flâneurs », le récit associe Edgar Allan Poe, Baudelaire, Amadeus de Milos Forman, Walter Benjamin (bien sûr), Cortázar, Borges, David Viñas, Rosa Chacel, Adolfo Bioy Casares, Mario Levrero, Sarmiento, Jorge Fondebrider, Julien Sorel, Roberto Bolaño, Enrique Vila-Matas, Sir Thomas Browne, Luis Chitarroni, Bartleby, Kenneth Bernard, Italo Calvino, Roland Barthes, Tiphaine Samoyault, Proust, Elvio E. Gandolfo, Aldous Huxley et Jim Morrison. Mobilisant des auteurs comme des personnages de fiction, cette encyclopédie désarticule la hiérarchie entre les auteurs mentionnés, qui occupent une position très différente dans le panthéon littéraire national (argentin) et international. La stratégie permet aussi de situer la littérature argentine parmi les références familières au lecteur français, qui, néanmoins, ne se perd jamais dans ce parcours, grâce à l’alternance du récit entre un « je » personnel, un « nous » qui recueille une expérience commune, et un « on » qui ouvre la possibilité de s’inclure ou pas dans les propositions de Scott.
Parmi les significations de la marche qui se déploient dans l’ouvrage, on peut en retenir quelques-unes. Marcher, c’est mettre en place un rapport entre le national et l’étranger. Marcher, c’est dépasser les frontières. Le livre retrace, en ce sens, l’émigration de l’auteur : le chapitre final, « Champs-Élysées, automne 2016 », peut être lu comme une déclaration d’amour à Paris, dont l’image diffère de celle de classiques tels que Nadja d’André Breton ou Marelle de Cortázar. Marcher, c’est se promener et explorer des facettes de la culture. Marcher est un procédé d’écriture, qui articule vie et littérature. Marcher permet de parler du réel, et au réel de nous parler. Marcher permet d’établir un rapport à la ville, d’entrer en elle et d’être possédé par elle.
Par ces propositions, l’ouvrage donne un tour d’écrou à une série de clichés et de lieux communs sur la marche. Scott affirme qu’écouter de la musique en marchant, geste considéré comme un rejet du réel, peut être vu comme une façon de se protéger du bruit de la ville qui permet précisément de conserver le lien au visuel. Le livre critique également l’idée que marcher en ayant un objectif n’est pas déambuler, pour revendiquer le fait de marcher au lieu de prendre les transports publics. L’association entre la marche et l’oisiveté est aussi revue : marcher est une attitude cognitive et productive, en particulier en matière littéraire. Ce que ce passionnant ouvrage prouve sans conteste.