Sortie des artistes

Le précédent ouvrage traduit en français de Geoff Dyer, Ici pour aller ailleurs (trad. Pierre Demarty, Sous-Sol, 2020), s’ouvrait sur une scène amusante : sa visite de la Cité interdite en compagnie d’une guide qui ne connaissait pas grand-chose au monument mais se révélait charmante. Le lecteur de ce nouveau livre doit se préparer à une expérience comparable. La soixantaine passée, Geoff Dyer, critique et romancier britannique vivant aux États-Unis, pioche librement dans l’histoire de l’art et dans ses souvenirs pour méditer sur le temps qui passe et emporte tout vers sa fin.

Geoff Dyer  | Les derniers jours de Roger Federer. Et autres manières de finir. Trad. de l’anglais par Paul Mathieu. Éditions du sous-sol, 375 p., 24 €

Dyer est un guide chaleureux, parfois drôle, parfois profond, souvent léger, qui consomme une grande quantité de romans et de biographies. Mais ne comptez pas sur lui pour vous faire une idée exacte du musée qu’il vous fait visiter. Ce musée, aussi vaste que la Cité interdite, a pour thème le vieillissement des artistes. Dès les premières pages, Dyer remarque, par exemple, qu’à la différence des ouvriers, parmi lesquels il a grandi, les artistes n’attendent pas leur retraite avec impatience ; ils aspirent au contraire à travailler jusqu’à leur dernière heure et ne renoncent à leur raison de vivre que sous le couperet de la sénilité, de la déchéance physique ou de la mort.

Chez les artistes, le temps fait son œuvre de bien des manières, explique notre guide en nous brinquebalant de salle en salle, tout au long des 180 fragments qui composent le livre. On s’arrête devant De Chirico, condamné par son succès précoce à l’auto-plagiat jusqu’à la fin de ses jours. Plusieurs salles sont consacrées à Nietzsche, qui a perdu la raison avant d’avoir trouvé le succès (en 1886, plusieurs années après leur parution, il avait vendu à peine plus de 200 exemplaires d’Aurore et du Gai Savoir). On passe en revanche au pas de charge devant les artistes qui ont très tôt renoncé à leur art, comme Rimbaud et Robert Walser. Une salle présente des artistes reconnus tardivement, comme Jean Rhys ou les joueurs de blues R. L. Burnside et Junior Kimbrough. À travers la figure du chanteur soul Charles Bradley, une autre salle évoque les débutants qui se lancent à l’âge de la retraite. Une autre encore est consacrée à Duke Ellington, qui a prouvé en 1956, lors d’un mémorable concert à Newport, qu’un artiste peut faire un comeback sans avoir l’air d’« un clown avide d’applaudissements », selon la belle formule du poète Don Paterson. Notre guide, qui a beaucoup écrit sur le jazz, s’attarde aussi sur John Coltrane, mort en pleine gloire à quarante ans, et sur son disciple Pharoah Sanders, qui vécut au contraire assez longtemps pour n’être plus que l’ombre de lui-même sur scène. Pour les tennismen, qui ont les honneurs de nombreuses salles, le problème est plutôt de savoir que faire une fois qu’on a raccroché la raquette.

Dyer Geoff, Les derniers jours de Roger Federer. Et autres manières de finir,
« La mélancolie du départ » de Giorgio De Chirico (1916) © CC0/WikiCommons

Dyer a beaucoup lu sur Turner, Beethoven et Nietzsche, qu’il commente avec finesse et prend le temps de contextualiser – si le Turner vieillissant a pu se libérer des conventions, écrit par exemple notre guide, ce n’était pas seulement parce qu’il refusait les compromis auxquels les jeunes artistes échappent rarement, c’était aussi parce le monde changeait et que les mécènes habitués à passer commande faisaient place aux collectionneurs, prêts à acquérir des œuvres créées en toute indépendance. On peut regretter, en revanche, que plusieurs auteurs, comme James Salter ou Don DeLillo, soient expédiés en quelques paragraphes sans originalité.

Au thème familier des effets du temps sur les artistes et sur leur art, qui le préoccupe en tant qu’écrivain, Dyer mêle des questions qui le taraudent comme lecteur et comme spectateur : à quel âge devrait-on lire Les frères Karamazov ou L’attrape-cœurs ? Certains romans requièrent-ils des lecteurs aguerris ? Apprécie-t-on mieux une œuvre quand on a l’âge qu’avait l’artiste au moment où il l’a créée ? Au bout de combien de pages peut-on décréter qu’un livre est mauvais et abandonner sa lecture sans regret ? Pourquoi va-t-on à des soirées poétiques ou à des concerts dont on a invariablement hâte qu’ils se terminent ? Est-il impoli de quitter la salle avant la fin d’un film ? Existe-t-il des œuvres qui inversent au dernier moment le jugement qu’on s’en fait, comme une équipe de foot peut arracher la victoire juste avant le coup de sifflet final ?

À ces questions insondables, Dyer répond de façon tangente, impressionniste, ou pas du tout. Loin d’étudier méthodiquement un corpus raisonné, notre guide suit les ondoiements de ses pérégrinations culturelles et de ses souvenirs. Le livre avance beaucoup par jeux d’écho et anadiploses. On passe par exemple des trains de Turner au train que Nietzsche prit pour Bâle, puis du Nietzsche s’installant à Turin au Turin peint par De Chirico – même si Dyer ne s’interdit pas de juxtaposer des fragments sans lien apparent. Nietzsche, Turner et Beethoven reviennent souvent, par petites touches. Le tout est assez décousu.

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Cette mosaïque bariolée tient ensemble grâce à la pâte attachante des souvenirs de l’auteur et de son journal des années covid. Autrement dit, le fil rouge de la visite, c’est le guide davantage que le musée. Adepte de l’autofiction et de la critique culturelle à la première personne, Dyer évoque ses habitudes de lecture, sa pratique d’écrivain, ses goûts et dégoûts artistiques, mais aussi sa passion du tennis, ses voyages en Italie, sa consommation d’alcool et de cannabis, ses amis allumés, son père, son dernier séjour au festival Burning Man ou encore sa fréquentation assidue des concerts. Tout cela donne au livre un tour personnel avenant, mais aussi anecdotique, arbitraire et fourre-tout.

L’armature du livre semble constituée de notes de lecture et de réflexions amassées en vue d’écrire un autre livre, que Dyer souhaitait consacrer à la dernière période de création de Beethoven, de Turner et d’un de leurs contemporains qu’il n’a pas trouvé. De ce projet abandonné, Dyer a visiblement repris la matière, complétée de quelques souvenirs, de son journal intime et sans doute aussi de quelques fonds de tiroirs. Puis il a publié le tout comme un essai sur la finitude. Voilà sans doute ce qui explique cette confession paradoxale, à la fin du livre, à propos du thème qui obsède chaque artiste : « Mon thème, cela ne fait pour moi aucun doute, est l’abandon. C’est ça qui m’a poussé à continuer. » Renonçant à renoncer à son projet de livre, il en a fait un autre, dont les qualités foutraques peinent à faire oublier les faiblesses.

Davantage que Nietzsche, Turner ou Beethoven, l’artiste vieillissant qui intéresse vraiment Dyer, c’est donc Dyer lui-même. Et vieillir l’angoisse. À soixante-deux ans, ses blessures de tennis se multiplient, son esprit perd en souplesse et il craint une nouvelle attaque cérébrale, après celle qui l’a laissé à moitié aveugle pendant plusieurs heures en 2014. L’ouvrage, malgré sa légèreté, est hanté par la peur de la mort ou de ne plus pouvoir écrire. Comme Dyer le confie à la fin de la visite, « ce livre aborde tout un éventail d’expériences, de choses et d’artefacts culturels qui, pour diverses raisons, en sont venus à se regrouper en une vague constellation autour de moi durant une certaine période de ma vie. Bien que ce ne soit pas la dernière, du moins je l’espère, cette phase est marquée par la conscience chaque jour un peu plus aiguë que la prochaine pourrait bien l’être – à tel point que j’ai l’impression de devoir me dépêcher de finir cet ouvrage, au cas où cette dernière phase arriverait plus tôt que prévu, ou de crainte qu’elle ne se signale, peu importe le moment où elle arrivera, par une incapacité de ma part à l’identifier ou à la traduire en mots ». Et quoi de pire que la fin, sinon l’impossibilité de finir en beauté…