Entre 1946 et 1957, avant de choisir le théâtre pour faire entendre « la parole errante », Armand Gatti a inventé avec Pierre Joffroy un journalisme de l’extraordinaire ordinaire. Des tribunaux aux ménageries, des refuges aux prisons, l’anthologie de leurs reportages dresse une formidable galerie de portraits de l’après-guerre. Olivier Neveux, quant à lui, parvient à saisir la politique du théâtre de Gatti dans un essai dense et passionné.
« L’histoire de la parole errante commence là. / Savoir chanter le silence. / Savoir offrir son cri dans la multiplicité des choses apprises en chaque émotion », écrivait Armand Gatti dans l’introduction à La traversée des langages, dernier ouvrage publié de son vivant par Verdier (2011), sa fidèle maison d’édition. Six ans plus tard, Gatti était mort. On s’était donc arrêté là, et depuis nous avions, faut-il l’avouer, plus ou moins remisé cette voix, lui préférant d’autres plus contemporaines – croyait-on. Peut-être parce que ce dernier texte nous échappait, convoquant tout à la fois la bibliothèque de l’écrivain et les événements d’un XXe siècle qui s’éloignait. Peut-être aussi par paresse, parce que l’œuvre de Gatti est dense, que sa langue n’épouse aucune mode, qu’elle a la radicalité de ce dont elle parle : la souffrance. Sa « tribu », basée à Montreuil, n’avait pas abandonné le travail autour du lieu qu’il avait fondé en 1986, La Parole Errante.
Et voilà qu’avec la complicité de l’un d’entre eux, Stéphane Gatti, Yves Pagès et Jeanne Guyon nous proposent de lire le premier Gatti, celui qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, se met avec son acolyte Pierre Joffroy à écrire dans Le Parisien libéré des chroniques sur l’extraordinaire ordinaire. Ces très nombreuses enquêtes sur la France des années 1950 avaient été oubliées. Oublié, le style efficace de leurs auteurs, oubliée aussi la galerie de portraits de ces femmes et hommes laissés pour compte. Sans doute, ces chroniques annoncent l’œuvre théâtrale à venir, certaines en sont des avant-textes, comme l’écrit Michel Séonnet. Comme le montre Olivier Neveux, auteur notamment de Contre le théâtre politique et fidèle compagnon de La Parole Errante, cette œuvre a sa propre autonomie, sa propre liberté, sa propre langue. Ces deux livres disent plus que l’actualité de Gatti : la nécessité de le lire, de le jouer, encore et toujours, de se l’approprier aussi tant sa force politique, son « anarchie personnelle » est puissante et stimulante.
C’est avec deux jeunes hommes que l’on entre dans l’après-guerre, celui des procès de l’épuration bien sûr, mais d’abord celui du retour des survivants de la Shoah. La guerre, ses tragédies, à commencer par la déportation et l’entreprise nazie, sont très présentes ; mais très vite, sans doute aussi parce que des journalistes plus reconnus se saisissent de ces sujets, les deux lascars – ils se sont connus lors d’une bagarre dans les locaux mêmes du grand quotidien qu’était alors Le Parisien libéré – vont quitter les avenues du reportage pour s’aventurer dans les ruelles et les arrière-cours.
Là, ils croisent des vies parallèles, aurait dit Foucault, qu’ils transforment en autant de « nouvelles » aux titres magnifiques : « Comment Henri Lhote échappa à la mort saharienne », « Forçat évadé, le faux prince d’Orléans-Bragance écumait les coffres du Faubourg Saint-Germain », « Pierre-Yves Charpentier ne pouvait pas passer inaperçu… et pourtant depuis 1947 âme qui vive ne l’a revu », « Entre deux mères ennemies, le destin de Josette », ou encore « J’apprends, en surveillant Rita, qu’il faut marcher devant les gens qu’on suit »… mais il ne s’agit pas pour ces deux jeunes journalistes de faire littérature. Ils s’inventent au fur et à mesure un programme : à travers le récit de ces existences individuelles, il s’agit de dresser un tableau collectif sur lequel figureraient tous les vaincus, et plus encore tous « les vaincus des vaincus ».
Car on aurait tort de lire seulement ces articles comme de petits chefs-d’œuvre d’écriture journalistique dont la matière serait, non pas les faits divers, mais les hommes sans qualité. Bien sûr, on se délectera des pages où, avec Gatti et Joffroy, nous entrons dans une agence de détectives et suivons le travail de ces drôles de flics auquel Dominique Kalifa avait consacré une recherche précieuse (Nouveau Monde, 2007). Bien sûr, on ne manquera pas d’être sidéré par le style que déploient l’un et l’autre des auteurs pour peindre le portrait ici d’un mineur de fond, là d’un torero, plus loin d’un boxeur portugais sans couronne. On oublie qu’en 1954 Gatti obtint le prix Albert-Londres pour son long reportage « Envoyé spécial dans la cage aux fauves », consacré au dressage des panthères et autres félins. Mais ces textes rassemblés dans la présente édition constituent une sorte de formidable « histoire populaire » de la France, au sens où l’entendait l’historien américain Howard Zinn.
Ce qui frappe dans ces enquêtes, que ce soit celle sur l’Armée du salut, les apatrides, ou celle sur les repris de justice, c’est l’effacement des journalistes : ils introduisent à des voix qu’ils ont collectées. Ainsi, la moitié du volume n’a pas été écrite par Gatti et Joffroy, mais par celles et ceux à qui le duo – selon un partage des tâches qui n’est malheureusement pas documenté – prête attention. Bien souvent, l’article est constitué d’un récit à la première personne ou bien de la transcription d’une lettre reçue. « Je n’avais pas 20 ans alors… En juin 1944, je désertai les chantiers de jeunesse. Après un court séjour à Montpellier, je remontai vers Grenoble. Je savais qu’il y avait dans la ville des bureaux clandestins chargés de mettre en route les volontaires pour le maquis du Vercors » ; « Je suis originaire de Coro que les Vénézuéliens de la capitale appellent le pays des chèvres. À 17 ans, je n’avais pas encore vu une seule fois la corrida mais depuis l’âge de 11 ans, je n’ai rêvé que de cela » ; « J’appartiens à une famille qui, jusqu’à la révolution de 1917, eut une grande destinée dans l’histoire de la Russie. Le prince Alexandre mon père avait été gouverneur de Riazan… » Toujours, les deux auteurs font entendre le silence. Ils ne font pas de ces existences des vies de saint.e.s. Ils captent simplement cette « parole errante » pour lui donner de l’écho.
Avec Armand Gatti. Théâtre-Utopie, Olivier Neveux, critique et enseignant de théorie théâtrale, livre enfin le grand et ambitieux essai qu’il préparait depuis plusieurs années sur cette œuvre singulière. Avec subtilité, Neveux passe sur le biographique, et notamment la polémique stérile qui entacha à partir de 1999 la figure de Gatti – il fut accusé par son ami Pierre Boulez d’avoir « affabulé » sa jeunesse, en se disant ancien « déporté » –, et part en quête du projet politique de l’auteur qui se déploie à partir de sa première pièce représentée, Crapaud-Buffle, en octobre 1959, mise en scène par Jean Vilar au théâtre Récamier. De là, à travers quatre grands chapitres, le chercheur propose une lecture qui entremêle cette œuvre aux multiples formes (théâtre, cinéma, ateliers…) et les lieux où elle « s’établit » : l’Allemagne de la RAF et de Meinhof, l’Irlande du Nord de l’IRA et de Bobby Sand, la Belgique, Saint-Nazaire et sa population ouvrière. Mais Olivier Neveux l’affirme clairement : « Gatti n’a pas défendu un théâtre engagé, au sens où tant d’autres l’entendent, sous la pression des événements : un théâtre, inchangé, à « contenants » similaires qui s’en irait investir de nouveaux contenus déterminés par l’urgence et l’indignation. Le théâtre doit être altéré, affecté par le monde nouveau qu’il escompte, le présent qu’il combat, le passé qui l’a espéré – « Nous avons été attendus sur la terre » (W. Benjamin). Il nait de la lutte plutôt qu’il ne la thématise. Et cette altération suppose que tout soit transformé : des modes de production, des formes de création aux personnages, auteur, dispositif, les rapports qu’ils induisent. »
Cette transformation incessante fut celle de la Parole Errante. En mobilisant tout un appareil théorique qui ne se limite pas au théâtre – Gatti était si étranger à ce monde-là que, dans les années 1980, beaucoup de ceux qui avaient désormais le pouvoir se détournèrent de lui –, Olivier Neveux embrasse la philosophie et la pensée politique, pour pointer remarquablement la cible de l’œuvre de Gatti. À quoi cet auteur aurait-il donc occupé sa vie ? À quoi a-t-elle été dédiée ? L’auteur fait l’hypothèse, « forcément réductrice, car il ne saurait y avoir une seule réponse, qu’il a poursuivi, sous des formes et des mots différents, le projet politique d’abolir ou de supprimer l’histoire, à tout le moins de s’en dispenser ». Cette idée d’un dessein « anhistorique » est des plus éclairantes : « sortir de l’histoire, cela veut dire qu’on y est jusqu’au cou, quels qu’en soient les dénis ou les inconsciences, pris dans ses guerres et ses narrations, avec ses enchaînements, ses « donc » et ses « ainsi », ces mots qui en chevillent l’ordonnancement, qui coordonnent, rectilignent et excluent ». Et l’auteur d’expliquer que sortir de l’histoire ne signifie donc pas en ignorer la réalité ni les tragédies, les échecs. Bien au contraire, Gatti fait une place cruciale aux persécutions, aux déportations et à l’extermination.
Toute l’œuvre partirait de là. Elle n’aurait presque porté que sur cette question : « ce que l’Humanité a fait de l’humanité ». Le dramaturge aurait ainsi été toujours en quête d’une forme, non pour le nommer ou le commenter, mais pour le « dire ». Grâce au travail d’Olivier Neveux, on comprend ce qui relie La voix qui nous parle n’a pas besoin de visage et La traversée des langages, cette recherche absolue et sans concession du « dire » le silence.