Ceux qui s’aveuglent sur la colonisation des territoires palestiniens auraient-ils besoin d’un poème à leur usage pour un jour réapprendre à voir ? Devant le massacre des populations de Gaza, rien ne nous pousse à l’optimisme. Mais l’espoir demeure, dans la terre du poème et au-delà. Lire et déclamer À la saison des abricots, de la poétesse palestinienne Carol Sansour, c’est réapprendre à sentir et à voir la Nakba se prolonger dans le temps, de 1948 à 2024.
« Mur de séparation / Palais de l’audace / Boucherie de l’espoir / Camps de fierté / Pain / Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés – ordures. » Dès les premières pages du recueil, Carol Sansour déclame la violence de l’histoire qui s’impose au poème, l’exil toujours recommencé entre les murs hideux et barbelés de l’apartheid. Les bulldozers marchent fièrement sur des lieux, autrefois heureux, aujourd’hui un amoncellement de gravas sans voix. La saison des abricots s’annonce ensanglantée et les mots se meurent sous le soleil aux éclats confisqués, pour revivre un jour, de quelques miettes d’espoir.
Chanter et écrire, pourquoi ? Il s’agit de tenter le chant de l’impossible. C’est-à-dire de souffrir et d’accoucher du poème indicible, au moment où même le rêve est confisqué par l’irruption de la police, en plein acte amoureux à Bab al-‘Amûd, quand le ciel est saturé de bombes, quand la rage risque de tuer l’amour : « Je recherche les causes de la douleur. Je transpire, je tousse, j’ai la nausée, je m’évanouis pendant une heure ». Dire le quotidien des laissés-pour-compte, des expulsés du champ de l’humanité « légitime ». Carol Sansour donne à voir les supplices du colonisé-exilé, « sans terre ni amant », et peint son impossibilité de rester et de se séparer, de rire, de pleurer et s’abandonner pour quelques instants à l’oubli qui régénère.
La Palestine pleure et le Christ veille, ressuscité dans le poème, le drapeau palestinien est son linceul. Dieu fait ses prières pour la libération qui tarde à arriver. La poétesse voit tout : « Les routes de Jérusalem sont dans le deuil / Toutes ses portes sont désolées / Ses desservants gémissent / Ses vierges sont affligées / Elle est dans l’amertume ! » Et les abricots de l’exil répètent, tel un chœur antique : « Pourquoi est-ce nous qui devons partir ? / Pourquoi la minorité ne va-t-elle pas se suicider ou trouver quelqu’un pour la tuer ? / J’ai envie qu’une bombe atomique tombe sur les intellectuels / C’est mon vrai désir pour le monde / Je ne vois plus aucune nécessité à discuter / Ou bien le monde voit / Ou bien il ne veut pas voir / Il n’y a pas d’autres possibilité ». Chaque jour, la marche dans les tunnels du scandale, la mort de l’innocent, l’enfant : « le monde s’applique à perfectionner ses plans pour exterminer nos enfants ». La Palestine est plus qu’une « cause », aurait dit Ghassan Kanafani dans Retour à Haïfa, c’est l’humanité qu’on assassine à chaque seconde de compromission.
« Nous sommes hors de la vie / C’est comme ça / La vie est hors de nous. » Le retour ? Le début ? Les spectres de la Nakba, 1948. La noyade d’une terre se poursuit. La poétesse reçoit une lettre de son arrière-grand-mère, la lettre de tout un peuple. Ils sont tous témoins, de leur vie, de leur mort. Témoigner et chanter. Ils sont absents et présents. Dans le lieu, hors du lieu. Suspendus dans le temps.
Les images des expulsés, des villages décimés, rasés, leurs ombres fugitives, hantent le sommeil et l’éveil des vivants, le ciel de Jérusalem. Leurs demeures, les cieux et les routes, quelques rondpoints. Un pas de lutte sur le chemin de la liberté, la mort vous sera bonheur : « J’ai rêvé la révolution / Et tous mes amis sont morts ». Même le rêve ne cesse de se faire assassin : « Tu avais demandé à Dieu une patrie / Mais il n’avait rien fait comme d’habitude ».
Une voix revient de Jaffa. La porte de la mer. Une voix aimante. Voici Jamila, l’arrière-grand-mère qui écrit à sa descendance d’outre-ciel : « J’ai entendu des voix anciennes m’appeler / J’ai essuyé la rancune envahissant mon visage / Et serré mon cœur visqueux / Avide d’une maison / Dont j’ouvrirais la porte sur la plage de Jaffa ». Elle avait un nom. Jamila ! Une histoire, une famille, un morceau de terre, une boutique, des biens, des outils de couture. Sa voix ressuscite la Palestine d’avant la Nakba, avant la noyade et l’ensevelissement. Le déni du siècle. Le colonisateur est sourd : « Ils n’existent pas ». « Nous sommes les revenants qui viennent juste d’arriver ». Le recours au « présent » est de mise. La voix de l’arrière-grand-mère revient. Insiste. Dicte sa missive. Pulvérise le mythe. Elle existe, vivante, mais elle a tout perdu, le mètre carré de sa boutique, sa bague d’or et l’abondance des pistachiers, l’éclat des orangers. Son fils Youssef et son peuple ? Ils sont tous réfugiés, hors du lieu et du temps.
Un poème ininterrompu et des chants à même de restaurer la dignité d’un peuple colonisé, libre du souffle tant âpre qu’épique par lequel il propulse l’élan de son combat pour la libération. La route de l’exil est périlleuse, semée d’embûches et des chaînes d’esclaves, la vie est infernale sous un ciel qui pleut des bombes, les champs brûlés, les puits empoisonnés, les cimentières retournés, profanés. La quête poétique et politique de Carol Sansour continue, la révolte en poésie fleurira après chaque défaite, n’abdiquera jamais : « Prends cette ville / Mords-la comme une pomme / Et s’ils te chassent / Ne sois pas triste / Toutes les villes sont un enfer / Va vers les champs / Déshabille-toi / Baigne-toi de soleil / Fais une tente de tes vêtements / Pour ombrager fleurs et plantes / Ne t’enfuis pas / Quand les hyènes arrivent / Tout ce qui t’entoure est prédateur / Et rappelle-toi / Tu es tout à fait libre ». La Nakba ne cesse de se prolonger dans le temps et dans l’espace, mais jusqu’à quand ?