Entre béton et bitume

Depuis Karl Marx et Le Capital, il est courant d’affirmer que le capitalisme transforme la Terre. Dans son ouvrage, Nelo Magalhães part de cette évidence. Il propose une enquête finement documentée sur les grands chantiers d’aménagement menés dans la France des Trente Glorieuses. Au cours de cette période, sont construits des usines, des autoroutes, des grands ensembles de logements, les tours de Paris-La Défense, etc. Comment l’ambition démiurgique du capitalisme français d’après-guerre transforme-t-elle matériellement le territoire national ? L’ouvrage émet l’hypothèse que des matières premières telles que le béton, le bitume, les sables et graviers de tout calibre, constituent le principal outil de cette grande transformation.

Nélo Magalhães | Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures . La Fabrique, 294 p., 18 €

Première évidence : toute activité humaine modifie la géographie des lieux où elle s’installe. Sensibles dès la révolution néolithique, de tels effets s’amplifient à partir de la révolution industrielle du XIXe siècle, particulièrement au cours des années 1945-1970, que l’auteur baptise « grande accélération ». Transformant les sols et les sous-sols, modifiant la composition de l’atmosphère et des océans, l’activité économique apparaît désormais comme un agent aussi puissant que les forces d’érosion naturelles : courants marins, vent, alternances de températures, écoulement des fleuves, etc. Au point que certains observateurs considèrent qu’une nouvelle ère géologique est désormais ouverte : l’Anthropocène. Dès le début de l’ouvrage, Nélo Magalhães indique toutefois que « L’Anthropocène est logiquement un Capitalocène ». Seul le capitalisme est en mesure d’exercer une telle influence sur les espaces et les milieux car l’accumulation du capital ne connaît aucune limite, pas même celle du monde concret. D’emblée, le livre se veut donc politique. Les désordres écologiques contemporains ne sont pas liés à une fatalité anonyme. Ils sont le résultat de choix idéologiques et sociétaux qui ont mis en place un système économique qui transforme le monde en exploitant sans vergogne ses ressources naturelles et sa biodiversité.

Seconde évidence : au fur et à mesure qu’elle se développe, l’activité capitaliste consomme et rejette de plus en plus de matières. Usuellement, la comptabilisation de ces flux concerne l’alimentation humaine, les matières premières extraites ou fabriquées, les rejets carbonés. En revanche, ne sont guère prises en compte les masses de sédiments déplacées pour la construction des infrastructures, ni les volumes de sables, de graviers ou de chaux nécessaires à la stabilisation des fondations routières ou à la confection des bétons utilisés pour édifier des bâtiments. Même méconnaissance à l’égard des dérivés pétroliers qui entrent dans la fabrication des enrobés recouvrant les voies routières. Le capitalisme, principalement celui des Trente Glorieuses, est pourtant étroitement dépendant de ces énormes volumes, de peu de valeur, sans lesquels autoroutes, villes, usines ne pourraient être édifiées. 

Nélo Magalhães a pour ambition de retracer l’histoire matérielle du capitalisme national des Trente Glorieuses ainsi que ses conséquences écologiques contemporaines, soit sept décennies de Capitalocène français. L’auteur déroule cette histoire en décrivant les transformations paysagères les plus spectaculaires : les gigantesques infrastructures édifiées à partir des années 1950. Se référant à Henri Lefebvre et à Pierre Bourdieu (mais, bizarrement, pas au Fernand Braudel de Civilisation matérielle, économie et capitalisme), il pose en hypothèse que la production économique nécessite simultanément la production d’un espace géographique dédié. Comment l’espace matériel du capitalisme fordiste a-t-il été fabriqué en France ? Selon un point de vue concret : les chantiers de grands travaux ; sous un angle abstrait : les représentations socio-politiques ayant motivé une transformation spatiale aussi profonde et permis de rendre acceptables les atteintes à la nature qui en sont résultées. 

Nélo Magalhães | Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures 
Excavations des terrassements autour du site de la centrale hydroélectrique de Donzère-Mondragon (1950) CC0/WikiCommons

Emblématique de cette période, « l’opération delta », initiée dès la fin des années 1940, est décrite dans les premières pages de l’ouvrage. Conçue sur le modèle de la Tennessee Valley Authorithy rooseveltienne imaginée en réponse à la Grande Dépression des années 1930, il s’agit d’un triangle compris entre Lyon, Fos-sur-Mer et la frontière espagnole. Ce vaste périmètre est le lieu d’un aménagement régional étalé sur deux décennies et intégralement piloté par l’État. Le processus commence par la construction de la centrale hydroélectrique de Donzère-Mondragon, sur le Rhône au sud de Lyon. Il se poursuit par l’édification d’ouvrages en aval afin de régulariser le cours du fleuve et de développer la navigation, tandis qu’à l’embouchure est édifié le complexe industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer. La régularisation du cours du Rhône permet en outre l’irrigation des terres agricoles et l’intensification des productions, d’autant qu’un remembrement général des parcelles complète le dispositif. Un accès à l’eau facilité permet enfin la mise en tourisme des littoraux du Languedoc-Roussillon sous la forme de stations balnéaires géantes accessibles par l’autoroute, ceci afin de concurrencer les stations espagnoles qui, dès les années 1960, attirent des millions de vacanciers européens. 

L’auteur ouvre son propos sur cet exemple afin de montrer combien le capitalisme d’État « à la française » est un « fabricant d’espace », à quel point il est consommateur de matières premières et prédateur pour les milieux naturels. Comme dans la suite de l’ouvrage, ce « fait géographique total » que représente l’aménagement du Bas-Rhône Languedoc est traité sous l’angle matériel des volumes transportés ou déplacés, ce qui conduit à multiplier les indications chiffrées. Souvent inédites, ces dernières sont précieuses, même si leur accumulation au fil des chapitres affaiblit leur portée démonstrative. 

Autre angle choisi, l’analyse critique des idéologies « croissancistes » et « développementistes » qui justifient ces travaux pharaoniques, en s’appuyant notamment sur des publications professionnelles ou techniques. Suivant toujours Henri Lefebvre, l’auteur rappelle que les projets de transformations géographiques sont toujours motivés par une vision du monde, ce que Lefebvre appelle la « production idéelle » de l’espace. « Dénaturaliser » l’espace géographique pour le présenter comme une production socio-politique, voilà un objectif louable qui nécessite toutefois une analyse fine des emboîtements contextuels et des jeux d’échelles. Concernant l’opération delta, il aurait ainsi été précieux de rappeler que l’après-guerre instaure un nouvel ordre mondial, tant économique que financier. En France, cette mutation se déroule dans un consensus relatif entre les principales forces issues de la Résistance. Ces dernières se sont mises d’accord sur un programme économique et social qui, une fois la guerre terminée, sera étroitement contrôlé par l’État. Abandonnant l’esprit du libéralisme, la société française entre dans un modèle de développement dirigiste et planificateur, approuvé par les gaullistes comme par les communistes. Analyser plus finement cet héritage aurait certainement permis à l’auteur d’expliquer de manière plus convaincante nombre des contradictions et des impasses du Capitalocène français, qu’il relève pourtant dans les chapitres suivants.

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Négligeant souvent ces mises en contexte, l’ouvrage alterne descriptions des grands chantiers et analyse des justifications idéologiques qui les motivent. Il détaille les innovations techniques permettant aux constructions de s’affranchir des caractéristiques des sols et des sous-sols. Un tel « désencastrement » entre projets de construction et conditions du milieu nécessite des quantités croissantes d’énergie et de matières premières, deux facteurs qui nourrissent les dérèglements des écosystèmes. Il génère en outre des masses de déchets qui condamnent les pouvoirs publics à une perpétuelle fuite en avant. Pour utiliser les déchets des industries chimiques et métallurgiques, il est nécessaire de construire de nouvelles routes et de nouveaux bâtiments où ils seront utilisés comme matières premières. Le développement des infrastructures stimule l’économie, qui produit de nouveaux déchets et nécessite de nouvelles constructions pour les utiliser. Au gré d’un tel « cercle vicieux », les investissements sont toujours plus élevés, ce qui impose d’étendre les infrastructures existantes, de les solidifier, de les épaissir… en générant de nouveaux déchets et en amorçant de nouveaux dégâts écologiques.

Nélo Magalhães | Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures 
Message d’opposition au GCO sur le viaduc de la Bruche, ouvrage de l’A355 © CC-BY-4.0/Laurent Jerry/WikiCommons

Malgré une thèse solide, le lecteur peine à identifier l’idée directrice de cet ouvrage avant l’épilogue titré : « Si vous voulez lutter ». Compte tenu des inerties qui pèsent sur elles, l’auteur conclut qu’il est illusoire d’envisager une quelconque transition écologique pour les grandes infrastructures. Il se range donc à l’idée d’une « écologie du démantèlement » afin de « saper la capacité de la technosphère à persévérer dans son être », selon le mot de Diégo Landivar. Nous n’en saurons pas davantage sur les moyens à envisager pour un tel démantèlement, en dépit d’un hommage indirect aux militants de Sivens, Sainte-Soline, Notre-Dame-des-Landes, ainsi qu’aux mouvements des Soulèvements de la Terre et des Gilets jaunes qui, selon l’auteur, ouvrent la voie à une réappropriation par les classes laborieuses des conditions matérielles de leur vie « au travers de l’espace physique ».

Le texte se clôt sur cette déclaration trop générale, bien que l’auteur insiste à maintes reprises sur le caractère concret de sa démarche. Se réclamant de l’empirie marxiste de Lefebvre et Bourdieu, il néglige pourtant un aspect fondamental : le capital, avant d’être un système économique, est un rapport social entre les détenteurs des moyens de production et les prolétaires qui vendent leur force de travail. Dialectique, un tel rapport oppose ces deux classes autant qu’il les relie. Or, la France des Trente Glorieuses est marquée par le compromis de classes plus que par le conflit, hormis quelques exceptions comme en mai 1968. Peut-être exagérément préoccupé par le « travail de répression de l’État », l’auteur oublie le caractère dialectique de la lutte des classes et néglige les spécificités politiques du « dirigisme à la française » qui a permis l’implantation des grandes infrastructures décrites au fil de l’ouvrage. Il omet de préciser que leur construction s’est effectuée dans un contexte d’approbation, y compris par les classes laborieuses, très organisées par la CGT et le Parti communiste français. L’ensemble des expressions politiques, du côté de la « bourgeoisie » comme de celui des « travailleurs », aspirait à l’époque à une modernisation portée par le progrès technique, les grands travaux et les investissements publics, sans se soucier des dégâts écologiques que de tels choix pourraient susciter. Pour les premiers, cette modernisation a engendré des surprofits garantis par des commandes d’État. Pour les seconds, elle a signifié le plein-emploi, l’accès à l’État-providence et une augmentation continue du niveau de vie, permettant d’acheter une automobile ou d’accéder à la propriété d’un logement et de ses équipements (réfrigérateur, salle de bain, télévision, etc.). Pavillon de banlieue et bagnole ont ainsi fait le bonheur des uns et des autres. Dégradant les écosystèmes français, ces deux emblèmes ont néanmoins incarné l’imaginaire consensuel des Trente Glorieuses : entre béton et bitume.


Pierre Bergel est géographe et enseigne à l’université de Caen-Normandie. Il a notamment codirigé La ville en ébullition. Sociétés urbaines à l’épreuve (Presses universitaires de Rennes, 2014).