Danielle Mémoire publie Noms, prénoms, titres et sobriquets. C’est que ses personnages ont souvent un simple titre ou un nom inusité. Le sien n’est ni un sobriquet ni un pseudonyme. Malgré les apparences, elle se dérobe moins qu’il n’y paraît et, depuis 1984, poursuit un projet d’écriture rétif à toute classification, ouvert à l’infini et à l’improvisation, qui, sur certains, produit l’effet d’un opiacé. Intriguée, nous lui avons posé quelques questions. Voici ses réponses.
Qui êtes-vous, Danielle Mémoire ? Quelle est votre formation ? (J’ai repéré des références à la philosophie analytique, par exemple, à Descartes…)
J’ai fait, quoique des plus médiocres universitairement parlant, de longues études de philosophie. Elles n’ont guère eu pour effet, quant à mes livres, qu’un obstiné souci de précision qui tend à alourdir la langue sans que, pour finir, la précision y gagne.
Votre premier ouvrage publié date de 1984, il y a exactement quarante ans. Vous êtes auteure d’une œuvre très à part. Les échos entre vos livres sont multiples, que ce soient des noms de lieux ou de personnages : s’agit-il d’un seul et même livre ?
Une possibilité (il y en a d’autres) serait de regarder la série qui commence avec Modèle réduit comme constituant les divers chapitres ou tomes du livre unique dont le projet s’est, sous cette forme, révélé irréalisable. Rien d’étonnant dès lors à ce que lieux et personnages s’y répètent. L’instabilité de ces derniers, celle des intrigues qu’ils esquissent ou qui les esquissent, relève du projet original. Il y a avec mes livres antérieurs des échos, quelquefois tout à fait involontaires (j’ai un lecteur pour me les signaler ; elles m’ébahissent), assez complaisamment volontaires d’autres fois : c’était une coquetterie des plus banales chez les auteurs de ma génération.
S’il s’agit d’un seul livre, est-ce ce mystérieux Corpus qui revient dans vos ouvrages ?
J’ai usé de ce mot de Corpus, dans un premier temps dépourvu de majuscule, de manière strictement descriptive au moment où, convaincue de l’impossibilité du livre unique, je n’ai plus eu devant moi qu’une masse déjà considérable de fragments rédigés, d’ébauches, de résumés d’intrigues, de tentatives avortées, et de notes de toutes sortes. Il est dans la nature de mes personnages, ou du moins de la plupart, qu’ils puissent se trouver dans une situation analogue à la mienne, quoique, le plus souvent, exagérée. Cet amas de pages dont l’immense majorité est destinée à ne jamais voir le jour peut prendre dans la fiction l’extension que l’on voudra. Il inclut ou non les livres publiés. Exception faite des livres publiés, rien ne prouve qu’il existe.
Comment expliquez-vous cette aptitude à imaginer un monde fictif, ou pas, et à y revenir avec une telle constance ? Quelle en est la genèse ?
Ce n’est pas un, ce sont plusieurs mondes fictifs, aptes à verser les uns dans les autres. Je ne les imagine guère, je les construis de bribes et morceaux pris parfois à ma propre vie et plus souvent à une littérature volontiers de second rayon, le tout avec déformation, déplacement, condensation, exagération derechef, renversement. L’idée de départ, laquelle nombre de mes personnages affirment avoir eue, de même que moi, le soir de leurs vingt et un ans, est celle d’un livre consistant en un nombre non défini à l’avance de fictions réciproques, la forme élémentaire en étant que le protagoniste de l’une devienne l’auteur de l’autre.
Cette forme se trouve déjà appliquée de manière plus linéaire, par simple enchâssement, dans deux de mes livres antérieurs au Corpus. J’ai mis près de vingt-cinq ans (il est vrai aussi que je n’y pensais pas beaucoup) à voir qu’elle suffisait à réaliser – heureusement ou non, c’est une autre affaire – un projet auquel j’avais renoncé faute de voir comment m’y prendre. Elle a pour l’une de ses conséquences un pullulement d’auteurs. On m’avait posé la question : « Mais ils vous intéressent tant que ça, les auteurs ? » Je ne peux pas répondre que non ; je ne peux pas non plus répondre que oui : les auteurs, dans mes livres, sont d’abord un opérateur. De cette forme toujours, je doute qu’elle demeure clairement lisible dans la petite vingtaine de livres qu’elle gouverne : ces nombreux auteurs qu’elle exige tendent, sitôt campés, à ne plus en faire qu’à leur tête.
Avez-vous la volonté d’effacer la personne sociale pour laisser la parole à des prête-noms ? Le moi est-il haïssable ?
Ma personne sociale me paraît trop désespérément familière pour que je songe à écrire sur elle ; elle n’éveille pas ma curiosité, elle n’est, bien entendu, l’objet d’aucun désir, et elle ne saurait me donner le plaisir que l’on prend à inventer ou, plus justement, à construire (ce qui n’existe pas, à croire faiblement lui donner l’être, le voir surgir). Je ne condamne pas a priori le fait de parler de soi. J’admire que de rares auteurs y parviennent heureusement à mon sens ; ceux qui, toujours à mon sens, y échouent m’exaspèrent. Je ne tiens pas nécessairement les premiers pour de grands auteurs, à la différence de certains des seconds (Chateaubriand ; le cas de Rousseau est plus complexe). Dans ceux de ces ouvrages que je tiens pour réussis, c’est non pas, quoiqu’ils y visent, la littérature en somme que je cherche, mais, presque, le document. Et je n’envie pas ce qu’ils montrent de talent : je ne saurais qu’en faire. Ne pas se tenir pour le centre du monde passe de nos jours pour une sorte de vertu. Ce n’en est pas une, du moins dans certains cas, dont le mien : il pourrait ne guère s’agir que de la position, continuée dans l’âge adulte, que l’on aurait eue jadis, seul enfant dans une maisonnée de grandes personnes ; ce sont les grandes personnes qui importent ; ce sont elles qui connaissent les histoires, les livres, les pays et les chansons ; elles ont des choses à dire et des commentaires à faire ; il leur est arrivé des aventures ; elles ont eu une vie.
J’ai lu, sous la plume, je crois, d’un journaliste du Figaro (à chacun il est permis d’avoir de temps à autres ses mauvaises lectures), que la phrase de Pascal, avec volontiers contresens ou, du moins, faux sens à l’appui, devenait de nos jours une manière de slogan : le moi est désormais unanimement haïssable. Tout un chacun, de même de nos jours, sait devoir condamner comme honteusement infatué de soi qui oserait dire « moi, je… » ; l’oreille assez fine ne se trouvera-t-elle pas, qui sache y entendre, au contraire, une modestie : « ce n’est que moi qui… ». Je ne peux pas aller jusqu’à haïr un moi qui n’est, à mes yeux, que dépourvu d’attraits. Un moi que je ne m’en impose pas moins le fastidieux devoir d’interroger sous la forme : « Cela, que je pense, est-ce que c’est vrai ? est-ce que c’est juste ? Ou ai-je des raisons personnelles, privées, ne se fondant que sur ma propre histoire, de le croire tel ? » (voir supra). Cette question sitôt posée, plus spécialement par écrit, le personnage m’apparaît, que je n’aurais pas à être, à qui elle se présenterait la même, avec les réponses qu’il y apporterait, qui peuvent différer des miennes. Est-ce, n’est-ce pas, ce que je fais ici ?
Vos ouvrages ont un humour très personnel. Comment définiriez-vous cet humour ? Quel rapport aux mots et à l’époque suppose-t-il ?
Je ne vois pas que ce qu’il peut y avoir en fait d’humour dans mes livres me soit si personnel : je pense l’avoir hérité de famille, de ma famille maternelle. Ma mère en avait plus que moi, qu’elle s’est attachée à perdre, parce qu’elle le jugeait socialement marqué, et qui lui est revenu lorsque ce fut la tête qu’elle perdait ; elle m’a beaucoup fait rire sur la fin de sa vie. Mes enfants en ont plus que moi. Je ne saurais le définir, ni dire quel rapport il suppose ou aux mots ou à l’époque. Non, je ne le saurais pas.
On perçoit de nombreuses références au XVIIe siècle, qu’il s’agisse de penseurs ou d’usages ? Avez-vous une prédilection pour la langue du Grand Siècle, son étiquette que vous prenez plaisir à chahuter ?
Il me semble que, pour qui ne fait pas commencer la littérature française avec les auteurs qui lui sont contemporains, ou qui le précèdent immédiatement, le XVIIe siècle est une référence obligée. C’est assurément celui que je connais le mieux, peut-être seulement parce qu’il est celui qui, dans nos écoles, prend ou prenait le plus de place (mais je n’étais pas une bien bonne élève). Je n’en oublie pas pour autant le XVIIIe ; et le Moyen Âge, et la Renaissance, donc (oui, le Moyen Âge surtout) ! J’ai plus de peine avec le XIXe, malgré les plus admirables exceptions. Notre glossaire, à supposer qu’il voie jamais le jour, ne donnerait sous la rubrique Étiquette que ces mots : « Voyez Masque. »
Vous jouez beaucoup de l’imparfait du subjonctif. Est-ce naturel chez vous ? Ou est-ce par goût des sonorités drôlement exquises ? Une façon d’effacer le temps ? De créer une complicité avec le lecteur ? Est-ce de l’insolence ? Rien de tout cela ?
L’imparfait du subjonctif : à l’écrit, manie de puriste (de qui le purisme n’est pas sans pouvoir être pris en faute) ; à l’oral, ou dans sa fiction, la drôlerie, oui, des sonorités, sans toutefois prétendre rivaliser avec la Complainte amoureuse d’Alphonse Allais. Ceci en outre, et qui eût trouvé mieux sa place à l’article Humour (celui qui me vient de famille) : y tenait son rôle le goût de l’archaïsme, aussi certain esprit frondeur ; une langue trop soutenue était regardée comme de mauvais ton : on en usait pour faire (un peu) scandale ; ainsi en usé-je à mon tour, encore que ce soit sans doute, aujourd’hui, coup d’épée dans l’eau.
Vous affectionnez les moments entre veille et sommeil. Est-ce parce qu’alors la réalité, ou sa perception, vacille ? « Il y a des cas où feindre, c’est faire être », dites-vous.
« Bien que des deux moitiés de la vie, la veille et le rêve, la première nous paraisse à coup sûr infiniment privilégiée, plus importante, plus haute, plus digne d’être vécue, voire seule vécue, j’aimerais, sans crainte du paradoxe, renverser cette hiérarchie et revendiquer la première place pour ce fonds mystérieux de notre être dont nous ne sommes que l’apparence. » Une fois cité Nietzsche, on n’a plus rien à dire.
Doutez-vous ?
Ma capacité à douter me semble à peu près digne du Guinness Book of Records.
Vous écrivez : « Il n’y a rien que j’aie si peu contesté que le temps civil ». Un peu plus tôt dans le livre, vous datez : « Le 19373 juin 1966 ». Comment concilier les deux ?
Ce que le Corpus appelle « calendrier junien » » est, non pas contestation du temps civil, auquel il s’obstine assez maniaquement, encore qu’avec nombre d’erreurs, à correspondre, mais poursuite, maniaque elle-même, d’une assez plate fantaisie de jeunesse.
Vous écrivez beaucoup par fragments, et de plus en plus au fil de votre œuvre. Comment l’expliquez-vous ?
C’est parce que je suis paresseuse de plus en plus.
Comment vous définiriez-vous ? Comme une poétesse ? Une écrivain ? Une auteur ? (Avec ou sans e ?) Une rêveuse ? Une penseuse ?
Je ne me définirais pas. Si toutefois vous insistez, je consentirai à être un auteur. Je dis un : c’est un neutre (ce l’est éminemment).