Moi et Kafka

Léa Veinstein a consacré à Franz Kafka sa thèse, devenue un essai (Les philosophes lisent Kafka, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2019), qu’elle la mentionne à plusieurs reprises dans J’irai chercher Kafka et, comme cela arrive souvent, s’en sert de jalon temporel (l’avant, le pendant et l’après). Par ailleurs, dans un court essai, le médiatique sociologue Geoffroy de Lagasnerie attribue à Franz Kafka des intentions qu’il n’a jamais eues, puis lui reproche de ne pas les honorer.

Léa Veinstein | J’irai chercher Kafka. Une enquête littéraire. Flammarion, 320 p., 21 €
Geoffroy de Lagasnerie | Se méfier de Kafka. Flammarion, coll « Nouvel avenir », 112 p., 18 €

La connaissance qu’a Léa Veinstein de Franz Kafka est sans faille. L’édition de la Pléiade (surtout celle de 1980-1989) est son ouvrage de référence, il ne manque rien de sa présentation synthétique de Kafka, sauf un regard original. Voici donc le Kafka des fiançailles interrompues et des amours impossibles, le Kafka de la correspondance fiévreuse et des rendez-vous rares, le Kafka malingre de la Lettre au père, le Kafka des premiers écrits, le Kafka qui rit en lisant La Métamorphose à haute voix, le Kafka des leçons d’hébreu, le Kafka de la compagnie d’assurances, de la tuberculose et du sanatorium, des paraboles, des énigmes, des derniers aphorismes et du testament trahi par l’ami Max Brod.

Le destin de ses archives, voilà le sujet de l’enquête littéraire, selon le sous-titre du livre : leur sauvegarde par Max Brod et les éditions posthumes, mais surtout l’exil, en pleine tourmente nazie, des papiers de Kafka vers la Palestine, emportés par Brod au sacrifice des siens (il manquait de place dans sa valise). Des années plus tard, un autre testament, celui de Brod à Esther (Ilse) Hoffe ; plus tard encore, divers procès opposant Esther Hoffe (ermite déboussolée, frappée d’une sorte de syndrome de Diogène) puis ses filles à la Bibliothèque nationale d’Israël afin de désigner le vrai propriétaire des manuscrits.

Les archives en général peuvent être un sujet captivant, celles de Kafka en particulier incitent à la dramaturgie : un feuilleton judiciaire, un exode romanesque, l’archivage contre les autodafés, l’éparpillement d’une œuvre, le refuge d’un immense pan de prose allemande en Israël, de douloureuses questions de propriété intellectuelle et morale, la question du sionisme, et la judéité effleurée par Kafka avec d’infinies précautions. Benjamin Balint (cité ici) a consacré un essai rigoureux et passionnant au destin de ces archives : Le dernier procès de Kafka (La Découverte, 2020). Léa Veinstein, elle, aurait pu rester fidèle au sous-titre de son ouvrage et accomplir une enquête littéraire ; elle a plutôt fait le choix d’écrire le récit de son enquête et de se mettre en scène dans divers décors (Paris, Tel Aviv, Jérusalem) sous le regard magnanime de Kafka. Au lieu de livrer au lecteur la synthèse de ses échanges avec Meir Heller, avocat pour la Bibliothèque nationale, ou Shmulik Cassouto, avocat d’Esther Hoffe, elle en propose la forme romancée : « Je monte au vingt-troisième étage d’un gratte-ciel new-yorkais, et j’ai l’impression de me retrouver dans une série télévisée – quelque part entre Mad Men et The Good Wife»

Léa VEinstein J'irai chercher Kafka
La nouvelle Bibliothèque nationale de Jérusalem (2023) © CC-BY-2.5/michal freiman/WikiCommons

Contrairement à Gustave Flaubert, Léa Veinstein n’a pas tenu à dire « adieu et pour toujours au personnel, à l’intime, au relatif » : J’irai chercher Kafka (titre qui place la recherche entre les deux protagonistes) aurait pu s’intituler Kafka et moi, ou plus justement Moi et Kafka. Un prologue nous montre Léa Veinstein à neuf ans, « pendant les vacances d’été », puis « au collège trois ou quatre ans plus tard », puis dans le bureau de son père ; les deux derniers tiers du livre sont le récit de son voyage initiatique au pays des papiers de Kafka – au cours duquel on voit Léa Veinstein « pleurer, midinette en voyage, avec son paquet de mouchoirs » en regardant un biopic de Céline Dion, proposer à une amie d’envoyer un selfie, longer la mer, s’arrêter dans un café, prendre les palmiers en photo, faire un tour à la boutique d’un musée, filmer une montée en escalator, avant d’entrer enfin dans la « Special collections reading room » de la Bibliothèque nationale à Jérusalem. La recherche de Veinstein devrait tendre vers Franz Kafka, ce qui a lieu parfois incidemment ; le tropisme de l’autrice la ramène à elle-même. « Je sens que tu vas découvrir plein de choses sur toi ici » : cette affirmation d’une amie à Tel Aviv aurait pu lui servir d’exergue. 

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Chez Franz Kafka, une pensée se traduit souvent par un mouvement du corps ; pour cette raison peut-être, Veinstein choisit d’évoquer fréquemment ses propres affects : elle « se met à trembler », « se sent plus légère », « ouvre la boîte des larmes », est étreinte par une « interrogation électrique », constate que son « corps entier » et chacun de ses sens « luttent contre la déception », est « pulvérisée » hors d’un musée par « une décharge électrique », reste bouche bée, a le vertige, est « absolument soufflée » d’entendre évoquer « le lieu de son enfance », et se demande ce qui la « remue à ce point ? […] Pourquoi toutes ces larmes ? […] N’est-ce pas un peu excessif ? ». Sans doute, mais qu’on se rassure, le lecteur ne risque ni les inconvénients de la litote ni ceux de la retenue : page 248, l’écran du téléphone « se remplit d’eau, comme s’il se retrouvait soudainement sous un robinet, je ne me suis même pas rendu compte que je pleurais ».

« Je vais lui donner vie cent ans après – rira bien qui rira le dernier », affirme Léa Veinstein, dans son prologue ; une générosité nécessaire puisque, selon elle, Franz Kafka est « un mort-vivant » (affirmation reprise dans le hors-série du Monde de juin-juillet 2024). Qui souhaite découvrir un Franz Kafka vivant peut lire « Regards sur Kafka » de Philip Roth (dans Pourquoi écrire ?), Conversations avec Kafka de Gustav Janouch, ou simplement les textes signés Franz Kafka.

Parfaitement en phase avec son époque, c’est-à-dire considérant la littérature comme un répertoire de leçons sur divers sujets sociaux rangés dans l’ordre d’apparition, Geoffroy de Lagasnerie cherche dans les œuvres de Kafka un enseignement (au sujet de la justice, de la loi, de l’État) placé là par l’auteur sous une forme plus ou moins cryptée.

« L’œuvre de Franz Kafka apparaît comme l’une de celles qui occupent une place centrale pour explorer les mystères de l’État et de l’administration. » Admettons – mais il y a un hic : Kafka « dépeint la Loi comme une force aveugle édictée au sein d’instances mystérieuses et invisibles », il identifie l’oppression à l’arbitraire, alors qu’elle est en vérité déterminée, prévue et ordonnée. Aussi la fréquentation de ses œuvres induit-elle « un sentiment trompeur de lucidité », dont le lecteur doit apprendre à se méfier. 

« Joseph K. n’existe pas », écrit Lagasnerie dans un éclair de lucidité totalement involontaire – bien sûr, il ne s’agit pas d’un éloge, d’ailleurs Lagasnerie donne dans le paragraphe suivant une leçon d’écriture : « Si Kafka s’était posé la question de savoir à quelle classe sociale appartenait Joseph K. […], s’il avait pensé non pas en termes d’individu représentatif mais en termes relationnels et différentiels », il aurait véritablement mis au jour le « jeu des forces sociales ». Plus loin, Lagasnerie consent à se montrer plus indulgent envers Kafka : « Ce geste d’interrogation de la rationalité pénale en tant que telle, Kafka semble l’accomplir lui-même par petites touches. » Il lui reconnaît in extremis « une sensibilité sociologique » et, via Max Brod, « un puissant sentiment de “solidarité sociale” ». L’auteur s’émerveille en somme de trouver chez Franz Kafka, sous une forme rudimentaire, les aptitudes qui sont les siennes.

Geoffroy de Lagasnerie, Se méfier de Kafka
Statue de Franz Kafka, par Jaroslav Róna (Prague) © CC-BY-4.0/Udi h Bauman/Flickr

Vladimir Nabokov mettait en garde ses étudiants contre l’identification, stade primaire de la lecture, à dépasser vaille que vaille ; c’est à ce stade que semble vouloir rester Geoffroy de Lagasnerie : selon lui, Jean Genet n’a pas su aimer Kafka parce que son expérience de détenu « l’empêche de se sentir affecté par ce que met en jeu Kafka dans Le Procès ». Genet lui donne raison d’avance : « Ce qui arrive à Joseph K. ne me touche pas, car cela n’arrive à personne. » Les lecteurs pour qui la lecture est déterminée par des affects et les affects garantis par un référent réel ou intime n’entrent pas facilement dans le château de Franz Kafka.

Lagasnerie évoque constamment un « nous », difficilement identifiable, mais qu’il semble très bien connaître puisqu’il parle en son nom : « nous nous reconnaissons si aisément dans Kafka », « nous pressentons que les institutions fonctionnent différemment de ce qu’elles disent », « nous ne pouvons nous défaire de tout un ensemble d’inquiétudes et de peurs », « nous nous en prenons aussi aux juges et aux politiques », « chacun d’entre nous ressent au plus profond de lui-même […] que les institutions […] sont dotées de fonctions cachées et mystérieuses ». À quelle collectivité soupçonneuse et sur ses gardes se réfère ce « nous » ? L’énigme trouve une partie de sa résolution page 6 : il y est précisé que l’essai de Geoffroy de Lagasnerie est publié dans la collection « Nouvel avenir », dirigée par Geoffroy de Lagasnerie, dans laquelle avait déjà paru 3. Une aspiration au dehors, écrit par Geoffroy de Lagasnerie.

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