Si certains livres parus pour le centenaire de la mort de Franz Kafka ne sont pas indispensables, celui de l’écrivaine tchèque Magdaléna Platzová, traduit en français pour cette occasion, va au-delà de l’hommage. La vie après Kafka met en scène les proches de l’écrivain éloignés de l’Europe par l’exil, au milieu des années 1930.
Dans sa célèbre Chute d’Icare, Pieter Brueghel met en scène un laboureur au premier plan, un éleveur au second, la rive, la mer en légère plongée, l’horizon lointain, quelques voiliers, un paysage ordinaire, quoique plaisant, une vie quotidienne, biblique, virgilienne et flamande – et, dans un coin, à peine perceptibles, les deux petites jambes pâles d’Icare au moment précis de terminer sa chute. Franz Kafka apparaît dans La vie après Kafka comme apparaît Icare dans le tableau. Son existence est annoncée dans le titre, son histoire est connue de tous, elle est devenue légendaire en mêlant le vrai et le faux, l’authenticité et la mythologie populaire – mais sa présence comme événement est un détail, relégué avec précision dans un coin de la composition où le personnage est sûr de se perdre, mais où le lecteur est certain de l’apercevoir, au moment voulu.
Franz Kafka se présente d’abord sous la forme d’un il rare, lointain, réduit à un trait de plume, à une encoche, mais obsédant à sa manière ; quand les protagonistes le mentionnent au cours d’une conversation, ils s’en tiennent eux aussi, pudiques ou gênés, à ce il malingre comme une paire de jambes déjà englouties. Contrairement à Icare, pourtant, Kafka ne disparaît pas à l’horizon dans un total anonymat : l’indifférence des travaux et des jours (le quotidien reconstitué en exil par les anciens compagnons de Franz) finit par céder sous l’effet d’une célébrité posthume, chaque année plus grande, bientôt considérable. Magdaléna Platzová prend soin alors de revêtir sa marionnette de fil de fer : il redevient l’écrivain, puis le grand écrivain, avant de se transfigurer, quelque part entre les États-Unis et Israël, en génie de la littérature du XXe siècle.
Cette composition, dans l’espace du tableau et dans la durée de la narration, donne une idée de l’art de Magdaléna Platzová : elle dispose ses figures précisément, elle alterne les points de vue (Felice Bauer, son fils, une amie, l’éditeur Schocken, Ilse Hoffe avec Max Brod, Magdaléna Platzová elle-même), elle alterne les lieux et les époques, fidèle à la chronologie (le fil des années, le vieillissement des personnages) tout en s’autorisant quelques sauts sans jamais chercher à perdre le lecteur. Les couleurs changent d’un lieu à l’autre, preuve que l’autrice a le sens de l’observation, mais aussi celui de l’imagination quand il s’agit de reconstituer le Paris de 1938 : Prague, Berlin, New York, Los Angeles, Florence, Tel Aviv, ne baignent pas dans la même lumière, les déplacements ne s’y font pas de la même façon, et les codes de la politesse diffèrent parfois du tout au tout. Magdaléna Platzová a su varier les décors sans céder aux facilités de ces romans dans lesquels une baguette et un bagel suffisent pour signaler Montmartre puis Manhattan. « En Bohême, tout était adouci, tout était juste comme il faut, tandis qu’ici [à Tel Aviv] on a trop, ou trop peu, de tout. Trop de parfums, de couleurs, de bruits, de soleil et de la lune qu’on pourrait toucher des doigts, tellement elle est immense. Trop peu d’eau. » Max Brod y regrette « de toute son âme les labyrinthes de murs épais, les niches et les moulures, les ornements, les couloirs et les escaliers superflus des maisons praguoises ».
Platzová sait qu’il est parfois difficile, après Max Brod, d’écrire sur Kafka sans composer une hagiographie profane, ou judéo-végétarienne ; elle connaît les risques du roman-sur-Kafka, voilà pourquoi elle accomplit d’emblée un pas de côté en choisissant Felice Bauer comme sujet de son livre, elle est sa mémoire, sa fuite hors de l’Allemagne nazie, sa correspondance, ses conflits moraux (vendre ou ne pas vendre les lettres de Franz) et son regard échaudé sur le monde.
Dès les premières pages, Joachim, fils de Felice, écrit dans une lettre fictive à Elias Canetti que Kafka « était masochiste, névrosé, voire sadique » ; il parle de littérature kafkologique ou même kafkographique, il avoue ne pas tenir Max Brod en haute estime et trouve le livre de Canetti bâclé et sensationnaliste. En ouvrant son roman sur cette tirade semblable à un monologue de malcontent dans une pièce élisabéthaine, Magdaléna Platzová met à distance à la fois l’hagiographie et la détestation ; plus tard, sur ce fil d’équilibre, elle partage d’autres avis, d’autres souvenirs, d’autres impressions justes ou trompeuses : camaraderie, amour, désir, fascination interloquée – ces touches complètent peu à peu le portrait de l’absent, sans jamais le terminer.
Quelqu’un, dans le roman, dit à propos de Brod : « il traine les personnes vivantes dans la littérature » – l’essentiel, pour Platzová, semble au contraire de n’y « trainer » aucun de ses personnages, morts, vivants, jeunes, vieux, vrais ou fictifs, authentifiés ou légendaires (y compris elle-même, au cours de brèves apparitions dénuées de narcissisme). Pour éviter de baigner les personnes dans la friture littéraire, elle commence par transposer leurs noms, chaque fois qu’elle le peut : « Pourquoi suis-je parvenue dans un livre à appeler Emma Goldman Luise G., et Alexander Berkman, Andrej B., tandis que Felice reste Felice et Grete, Grete ? / Henry a bien dû devenir Joachim. » Et ensuite ? Eh bien, elle réussit ses portraits : « Les jambes croisées, il tient son chapeau en équilibre sur son genou pointu – on voit d’emblée qu’il est pointu » comme ses dialogues : « J’ai acquis un ulcère à l’estomac et il me fait mal quand je ne le nourris pas. Et il n’aime pas n’importe quoi. C’est un ulcère gourmet », dit un monsieur désinvolte, qui pourrait être interprété par George Sanders.
Au fil des témoignages, Franz Kafka tend à se multiplier en une douzaine de Kafkas épars : l’énigmatique, l’hésitant, le profond, le singulier, tout sauf le Kafka Kafka, enseveli sous ses avatars, déchiré par ses admirateurs comme par ses critiques ou ceux qui voudront le vendre par lots. Cette danse des avatars autour d’un Kafka réel, disparu trop tôt avant tout le monde (avant les exterminations, les exils et la métamorphose des Juifs d’Europe sur le sol américain), atteint son comble le jour où apparaît son double sous les espèces d’un fils naturel, ou d’une imposture de fils : il est Kafka tout craché, mais il est l’insignifiance même. Une si piètre incarnation est la preuve que Franz Kafka était entièrement tissé d’écriture ; la chair ne permet que des anecdotes humaines, fort respectables par ailleurs, comme les travaux du laboureur à côté de la chute d’Icare.
Les strudels à la pâte fine, les gâteaux aux noix, les « boulettes de viande en sauce blanche avec des câpres », la semoule au beurre et au sucre, ou les knedlík, établissent un lien trivial, mais intime et suffisant, de lieu d’exil à lieu d’exil : Genève en 1935, Paris en 1938, Los Angeles d’après-guerre ou Tel Aviv des années 1950. Malgré tout, rien à faire : Prague est loin, Berlin est rasée, l’Europe des années 1920 n’existe plus, seuls les marchands subsistent, le visage de Franz se perd comme un halo dans un autre halo plus sombre et Felice devine qu’il ne restera bientôt plus rien sauf quelques signes tracés à l’encre sur des feuilles de papier. L’époque du vivant de Kafka est une antiquité révolue, remplie de dieux dont on ne sait plus grand-chose ; elle nous a légué des paraboles à peine déchiffrables.