Un féminisme transnational

« Notre seule certitude en tant que féministes, c’est que la participation à des formes d’organisation radicales est fondamentale pour l’amélioration des conditions matérielles pour toutes et tous », soutient Lola Olufemi dans Gagner le monde. Sur quelques héritages féministes. Elle y revient sur l’existence du Brixton Black Women’s Group, une organisation issue du mouvement du Black Power au Royaume-Uni.

Zahra Ali, Rama Salla Dieng, Silvia Federici, Verónica Gago, Lola Olufemi, Djamila Ribeiro, Sayak Valencia, Françoise Vergès | Gagner le monde. Sur quelques héritages féministes. La Fabrique, 200 p., 16 €

Cet ouvrage collectif réunit les articles de penseuses féministes ayant pour objet des expériences éloignées de celle des populations blanches des sociétés occidentales, dans des pays d’Amérique latine, en Irak, au Sénégal… La spécificité de leur démarche est qu’elle ne jette pas un pont depuis la pensée féministe occidentale, mais se situe d’ores et déjà de l’autre côté. Ces autrices parlent depuis des points de vue « décentrés » qui ne sont là ni pour que la pensée féministe dominante se les approprie ni pour la dynamiter, franchissant les frontières et les cultures.

Il y a plus de six ans qu’a éclaté le mouvement #Metoo, à l’automne 2017, moment où le célèbre hashtag embrase les réseaux sociaux aux États-Unis, qui a précédé l’inculpation du producteur Harvey Weinstein et d’autres scandales de violences sexuelles dans le monde du cinéma et au-delà. L’idée d’une « vague » linéaire dans le temps déclenchée par cet évènement est inexacte. Les manifestations au cri de « Ni Una Menos » (« Pas une de moins ») lancées par le collectif du même nom en Argentine en 2015, suivies par d’autres pays d’Amérique latine et par l’Espagne, et qui dénonçaient massivement la violence meurtrière subie par les femmes, en sont un exemple. 

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Les autrices parlent depuis des points de vue « décentrés » qui ne sont là ni pour que la pensée féministe dominante se les approprie ni pour la dynamiter, franchissant les frontières et les cultures.

Si le féminisme circule, c’est bien parce que la réalité sociale et politique qu’il dénonce recoupe des situations communes, surtout lorsque s’y ajoutent des phénomènes d’envergure mondiale comme l’épidémie de covid-19. Membre du collectif et autrice de La puissance féministe, Verónica Gago montre comment la pratique des mobilisations de rue et la théorie se sont nourries l’une l’autre dans ce moment particulier. La pandémie qui a paralysé le monde en 2020 a d’autant plus mis en lumière les critiques des violences subies par les femmes au sein de leur foyer et la précarité de leurs emplois « en première ligne ». Les mobilisations en Argentine visaient alors, entre autres, « à faire des pratiques féministes une manière d’étendre les contours d’un corps qui se lie au territoire », questionnant la capacité des femmes à disposer librement de leur corps comme d’autres espaces physiques – terres, propriétés. Face à la politique sanitaire et économique, d’autres slogans sont nés, comme « no vamos a pagar la crisis con nuestros cuerpos y territorios » (« nous ne paierons pas la crise de nos corps et de nos territoires »). 

Dans son article intitulé « Véritablement radicales », la philosophe Sayak Valencia critique un autre phénomène international : l’expansion de l’extrême droite en Europe et aux États-Unis, au Brésil, en Turquie, en Inde… et la transphobie qui l’accompagne et qui mine le mouvement féministe de l’intérieur lorsque certaines « radicales » refusent, rejoignant les rangs des réactionnaires, l’égalité des personnes trans. Revenant sur l’origine du féminisme qui se proclame « radical » à la fin des années 1960 aux États-Unis, elle rappelle combien celui-ci « a surgi dans un contexte de questionnement social profond dans lequel s’inscrivaient les organisations qui réclamaient des droits civiques pour la communauté africaine-américaine (Black Power) ou chicana », bien loin d’un féminisme blanc et hétérosexuel. Un retour aussi sur les origines de la théorie queer permet à l’essayiste de remettre au clair la notion de « genre », bête noire des conservateurs, et de définir la pensée et les modes d’action du « transféminisme ». Leurs pratiques se caractérisent « par l’occupation de l’espace public, l’intervention au milieu du vacarme et le refus de céder à la mythification de la figure de « la victime » comme unique espace à occuper lors des protestations ». 

Silvia Federici et Véronica Gago, Gagner le monde
Des femmes du Lesotho protestent contre la violence à l’égard des femmes lors d’une manifestation organisée à l’occasion de la Journée nationale de la femme à l’université nationale du Lesotho (2009) © CC-BY-2.0/K. Kendall/WikiCommons

Portant sur la pandémie ou la progression croissante de l’extrême droite depuis des perspectives non occidentales, ces travaux permettent de penser ces sujets avec plus de recul à l’intérieur de nos frontières. Ceux de Rama Salla Dieng, chercheuse à l’université d’Édimbourg et autrice de Féminismes africains, et de Lola Olufemi, citée en début d’article, plongent eux dans le contexte de la décolonisation qui a vu l’émergence de publications féministes entre les années 1960 et 1980.

La première revient sur deux revues féminines « transnationales » concoctées au Sénégal et distribuées en Afrique de l’Ouest. L’autrice utilise ce terme pour intégrer l’idée d’un au-delà plutôt qu’une alliance entre personnes de différents pays. Dans sa contribution portant sur le Brixton Black Women’s Group, Lola Olufemi évoque aussi une « pensée transnationale [qui] nous permet également de penser par-delà les frontières temporelles ; elle pose que tout en combattant les forces de destruction du capitalisme racial dans le passé, nous pouvons aussi commencer à organiser son élimination dans le présent permanent et dans notre création partagée d’avenir ».

Cette manière d’envisager une circulation des idées et une solidarité « transnationales » montre à quel point la pensée féministe née dans ces espaces-temps et observée depuis notre présent formule de manière propre ce que nous nommerions « sororité », mais dans un décalage avec celle-ci. Les analyses montrées dans Gagner le monde permettent ainsi de rendre lisibles des situations passées et de dire autrement aujourd’hui les liens noués par les féminismes à travers les territoires. Autre manière de penser loin de la pensée occidentale un concept déjà régulièrement commenté par celle-ci, le texte de Djamila Ribeiro, figure du féminisme noir brésilien, évoque une maternité ni passive ni déterminée à travers le prisme de divinités nigérianes que continuent d’honorer des communautés de descendants d’esclaves au Brésil.

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Zahra Ali, sociologue et militante autrice de Femmes et genre en Irak, va encore plus loin dans l’écart de pensée : en évoquant les soulèvements populaires de Thawra Teshreen en Irak en 2019, elle veut « laisser les catégories d’analyse émerger à partir de la vie quotidienne » et évacue les concepts binaires comme privé/public, local/global, laïque/religieux… Débarrassée de ces oppositions abstraites, elle montre que « les théories féministes sont issues de luttes politiques menées d’abord dans la rue avant de s’institutionnaliser dans les universités ». 

On retrouve alors entre ces contributions l’esquisse de plusieurs aspects communs du féminisme dans ses manifestations actuelles. D’abord, et cela en partage avec les mobilisations passées, l’importance de la rue et de mobilisations joyeuses sur le terrain, slogans et chants à l’appui. Dans un texte rendant hommage à la féministe Maria Mies récemment disparue, Silvia Federici parle de sa « grande créativité, elle composait des chansons pour chaque événement et il lui est même arrivé de monter à la tribune, lors d’une conférence à Bonn, pour chanter celle qu’elle avait inventée pour l’occasion ». Du côté de la réflexion théorique, Françoise Vergès insiste sur la pertinence de textes historiques publiés il y a cinquante ans en Amérique latine, discutant la situation des femmes en prison. La philosophe décoloniale souligne ainsi qu’une activité éditoriale intense appuie une circulation des idées qui remonte le temps.

C’est précisément ce que fait Gagner le monde en plongeant dans une histoire plus ou moins récente, et qui dessine en creux une caractéristique peut-être cette fois propre à la période d’aujourd’hui. Le mouvement féministe actuel, selon les mots de Verónica Gago, « fait de la théorie depuis la lutte, ne dissocie pas mobilisation et concept, s’approprie des textes et invente des termes pour les faire converser avec les situations et les conjonctures qui nous traversent ». Ce faisant, il démontre une capacité de migration inédite des idées comme des slogans et des actions.