Diversités fertiles

Octavia Butler (1947-2006) fut une pionnière de l’afrofuturisme, utilisant la science-fiction et les imaginaires afro-américains pour interroger les rapports de domination, y compris dans une perspective féministe. Les trois romans du cycle Xenogenesis, comme le reste de son œuvre, dépeignent la possibilité de lutter contre la violence hiérarchique grâce à la diversité, à l’empathie et au changement. Chez le même éditeur, Au diable vauvert, Patrick Dewdney poursuit sa quête d’une fantasy non héroïque, allant vers les communs, avec La maison des veilleurs, le quatrième tome du Cycle de Syffe.

Octavia E. Butler | L’aube. Xenogenesis 1. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jessica Shapiro. Au diable vauvert, 432 p., 23,50 €
Octavia E. Butler | L’initiation. Xenogenesis 2. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jessica Shapiro. Au diable vauvert, 464 p., 23,50 €
Octavia E. Butler | Imago. Xenogenesis 3. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jessica Shapiro. Au diable vauvert, 384 p., 23 €
Patrick K. Dewdney | La maison des veilleurs. Le cycle de Syffe 4. Au diable vauvert, 656 p., 24 €
Yves et Ada Rémy | Le roi d’arbres et autres nouvelles. Le Visage vert, 444 p., 22 €

L’humanité, presque détruite par des guerres intestines, a été préservée par des extraterrestres plus évolués. L’héroïne afro-américaine de L’aube, Lilith, se réveille dans un vaisseau géant et vivant où, pour survivre, elle va devoir accepter le contact avec une race bienveillante mais dominatrice.

Depuis des millions d’années, les Oankalis parcourent l’univers à la recherche de formes de vie nouvelles avec lesquelles s’hybrider. Autant que pour éviter la dégénérescence et le déclin, par le mélange ils satisfont une curiosité et un désir qui prennent des formes aussi bien émotionnelles que sexuelles.

Grisâtres, couverts de tentacules, dotés d’une physiologie complètement différente, les Oankalis ont pour les humains une apparence radicalement monstrueuse. Tout le cycle va donc, en de multiples variations, étudier l’acceptation de l’étrangeté extrême, ce qu’elle peut avoir à la fois d’attirant et de répugnant, soupeser les choix entre survie et rébellion, ce que la coopération implique d’abandon de liberté et de libre arbitre, et ce que la métamorphose suppose de pertes.

Rien n’est simple ni grossier dans Xenogenesis : ni les humains ni les Oankalis ne sont bons ou mauvais en eux-mêmes. Les seconds sont pacifistes et collectifs car, hypersensitifs et hyper-empathiques, ils éprouvent les émotions et problèmes de leurs interlocuteurs, ce qui les rend complètement dépendants des interactions. Cette manière de vivre est juste plus efficace et agréable que les rivalités permanentes de l’Humanité.

Xenogenesis, Octavia Butler
Octavia Butler © Courtesy of the Octavia E. Butler Estate light

Grâce à une écriture simple et fluide, Octavia Butler tisse les relations entre individus extraterrestres et humains, décrivant leur imbrication de plus en plus grande en même temps que leurs difficultés psychologiques. Des discussions occupent l’essentiel des trois romans. Cela n’est pas ennuyeux – même si on aimerait plus d’événements dans le deuxième tome – parce que ces discussions correspondent au sujet même du livre : comment on peut régler des problèmes par l’explication, la négociation et le compromis.

Xenogenesis expose la peur du métissage, ses contreparties – les humains s’unissant avec les Oankalis doivent accepter l’idée que l’Humanité en tant que telle disparaîtra. Première à le faire, Lilith doit supporter une part de culpabilité. Dans les tomes 2 et 3, deux de ses fils, Akin puis Jodahs, sont chacun à sa manière des précurseurs sur le chemin d’une intrication de plus en plus grande. « Façonnés », c’est-à-dire métis conçus soigneusement par des Oankalis experts en ingénierie génétique, ils doivent gagner leur place, y compris vis-à-vis d’extraterrestres qui redoutent leur part humaine.

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Les trois héros sont passionnants mais Octavia Butler arrive, tout en leur conservant leur étrangeté radicale, à faire de ses Oankalis de vrais personnages. Que des liens très intimes, physiques, sensuels, puissent se nouer entre eux et des humains instaure une nouveauté troublante. Féconde en ce qu’elle remet en cause des catégories de pensée : race, espèce, mutation… On touche là à la capacité de la science-fiction à redessiner les horizons, à fissurer les certitudes, reconfigurant les constructions que nous nous faisons du monde. Par sa subtilité, Xenogenesis sape pendant 1 200 pages les préjugés. À la fin, ils gisent en petits tas de poussière aux pieds des trois volumes colorés d’Octavia Butler. 

La maison de Veilleurs, Dewdney

Patrick K. Dewdney, lui, a choisi la fantasy, genre moins déstabilisant en ce qu’il ressemble plus à ce que nous connaissons, fût-ce par l’histoire et l’archéologie. En outre, Le cycle de Syffe relève de la low fantasy : on y trouve peu de surnaturel, son univers rappelle fortement notre Moyen Âge. Par rapport aux précédents tomes, La maison des veilleurs s’essouffle un peu. S’y succèdent des épisodes aux liens lâches, presque des nouvelles, les descriptions de la nature y sont moins riches, moins bouleversantes. Patrick Dewdney poursuit son exploration d’une fantasy de groupe, avec un héros ordinaire, qui ne nous cache rien de ses accès de mélancolie. Mais ses états d’âme finissent par se répéter, les trois premiers quarts du livre n’apportent rien de vraiment neuf par rapport aux précédents volumes. La contradiction entre les aspirations libertaires de Syffe et la position qu’il accepte d’occuper devient de plus en plus flagrante, puisqu’il n’est rien d’autre au fond qu’un spadassin, qu’un chef de bande mercenaire qui prend ses ordres d’un noble.

Pourtant, dans la dernière partie du roman, la nature profondément géographique de l’univers de Dewdney emporte l’affaire. Il donne à ses milieux naturels des personnalités très fortes – frontière, montagne, canton boisé, forêt primaire, plateau d’altitude, plaine cultivée, rives fluviales et, pour La maison des veilleurs : marais, côte maritime et île volcanique. Ces derniers, comme on l’a dit, ayant moins de présence.

Or, il suffit que Syffe et sa « côterie » franchissent la frontière de la primauté de Vaux pour que l’air littéraire se fasse plus vif, que les phrases se relèvent, frémissent, que le récit presse le pas et que le cœur du lecteur s’accélère. C’est qu’à Vaux, entre les autres fiefs qu’un faiseur de rois essaie de réunir, une expérience politique s’amorce. Un État sans souverain. Se lève alors le parfum de la révolution. S’il scandalise l’ambassadeur qu’accompagne Syffe, il stimule sans doute plus l’auteur que les précédentes péripéties. Et comme Patrick Dewdney sait finir ses romans, on referme La maison des veilleurs avec l’impatience d’ouvrir le suivant.

Enfin, signalons la parution du Roi d’arbres et autres nouvelles d’Yves et Ada Rémy, qui arpentent maints territoires étranges. Toutes leurs nouvelles déjà parues et inédites sont rassemblées ici, hors Les soldats de la mer, chef-d’œuvre du fantastique français.

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Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.