Bibliothèque des jardins

Nos lectures sont comme hantées par des jardins, des images, des récits. Ce sont tantôt des lieux de recueillement et de calme, d’autre fois d’aventures folles et de dangers. On en traversera quelques-uns, comme on fouille dans une grande bibliothèque qui admet la diversité et le hasard. Le jardin y apparait alors successivement comme un espace privilégié de l’enfance et du rêve, de la sensualité et du désir, de la pensée et des idées pures.


Les jardins hantent la littérature. Comme ils nous hantent. Comme d’autres lieux – les cimetières, par exemple –, ils aimantent nos imaginaires, les retournent. Chacun en aura une géographie particulière, tout à fait imparfaite, incomplète, y attachera de bons et de mauvais souvenirs, même chose pour les rêves. S’y déploient des langues, des images, des aventures minuscules et gigantesques qui semblent soudainement s’y concentrer. C’est que ces drôles d’endroits allient la sauvagerie et la civilité, la beauté et la laideur, le vrai et le faux. Les jardins, donc, font, trouvent plutôt, en chacun de nous, en chaque lecteur, des échos infinis, réveillent des souvenirs plus ou moins fictifs, réveillent des univers, des mondes enfouis. 

Peut-être parce qu’ils ont quelque chose à voir avec l’enfance, avec des images et des sensations primitives. Qu’ils sont le lieu de bien anciennes rêveries. Il y a d’abord, comment ne pas y revenir, le jardin où la petite Alice aperçoit le Lapin blanc qui se presse en marmonnant : « En retard, toujours en retard. » On sait à quoi la conduira de se jeter à sa poursuite. Elle trouvera une clef qui lui servira à… entrer dans un merveilleux jardin. On ne dira pas l’un dans l’autre, mais ce serait tentant de céder à cette formule. C’est que le livre de Lewis Carroll – et c’est en partie ce que symbolise le jardin – met en scène des rapports de proportions et de définitions de soi et de la réalité, comme s’il était une métaphore double et une mise en abyme existentielle autant que littéraire. 

Bibliothèque Jardin Pradelle
Statue de Peter Pan, Kensignton Garden (détail) © CC0 1.0/Domaine public/Flickr

On se souvient, avec délice et effroi aussi, de toutes les aventures jouissives et terrifiantes qui s’ensuivent. Comment, après cela, déambuler dans un jardin – plutôt un grand, donc, évidemment – avec une quelconque innocence ? Le jardin, lieu de la privauté s’il en est dans notre conception des espaces de vie et les géographies de nos logis et de nos intimités, ne serait peut-être que l’espace sans fin de notre psyché ! Les jardins auraient donc à voir avec l’esprit ! Oui, probablement. Souvenons-nous de Peter Pan, de sa première apparition dans Peter Pan dans les jardins de Kensignton, paru en 1906, de ses différentes reprises, de la place de ces jardins dans l’univers de James Barrie. 

Lieu mythique, métamorphique, d’indécision d’un être qui y vit des aventures géniales et effarantes. Peter a-t-il volé, tel un oiseau, jusque ces jardins en s’échappant de la grande maison londonienne par la fenêtre ouverte (c’est cette scène qui fait le passage dans le film de Spielberg, soit dit en passant sans qu’aucun jardin y figure), a-t-il rêvé, sont-ce quelques souvenirs mal cousus qui reviennent ? Barrie a su, avec tout le cycle des récits et des pièces autour de Peter Pan – l’un des univers les plus féconds de la littérature des enfants –, faire de ce lieu un archétype qui transmue le code culturel britannique en imaginaire universel. À tel point qu’on a érigé, dans la vraie vie, une statue de Peter dans les vrais jardins de Kensington (chacun peut la voir, c’est qu’il est un peu vrai alors !). La fiction a débordé dans le réel, comme un effet inverse du récit qui opérerait, comme par magie, parce qu’on y croirait, dans la vie véritable. 

Alors, où aller, dans le vrai jardin voir une statue assez moche – Rodrigo Fresán dans son très bon roman Les jardins de Kensington raconte que Barrie l’a en horreur ! – ou bien dans un des livres les plus beaux qui soient ? Peut-être que parce que, pour beaucoup d’entre nous, les jardins ont été des lieux d’aventures des premiers âges, de liberté aussi, de jeux sans fin, on revient, on repense, parfois, au jardin à l’échelle des lectures de la jeunesse – Marcel Pagnol ou Beatrix Potter en tête. Comment ne pas se figurer les aventure de Raoul dans Le vicomte de Bragelonne ou dans quelque autre roman d’Alexandre Dumas où l’on se cache ou l’on se joue dans les jardins, derrière leurs haies ? Ah oui, le jardin sépare, ordonne le secret, se fait l’antre de l’amour. N’est-ce pas en s’introduisant dans le jardin des Capulet que Roméo approche Juliette et que se déroule, archétype des archétypes, la célébrissime scène du balcon ? Le jardin est le lieu du désir, ou plutôt du passage du désir. On y rêve, on y parle, on s’y jure fidélité – et ce dans les grands livres comme dans les nanars du pire cinéma romantique –, on y retrouve l’autre, on y guette, on y entend. C’est un lieu de la sensualité, de la perception qui préside. 

Le jardin des désirs, des secrets autant. On convoquera les personnages et les climats que l’on veut – de Tristan et Iseult aux Mille et Une Nuits, des mails de Maupassant aux demeures victoriennes, des jardins mystérieux de Daphné du Maurier à ceux d’Elizabeth von Armin, de Stendhal à Hugo en passant par Constant ou Aragon… – pour se figurer la séduction du lieu. Un imaginaire courtois, galant tantôt, d’autre fois de la transgression, du mystère ou de la faute, que le jardin semble concentrer. Ainsi, toute sorte de scène passe par l’esprit du lecteur. On revoit dans le début des Amours interdites de Yukio Mishima la rencontre entre Shunsuké, le vieil écrivain, et Yûichi, celle qui figure l’esprit et le corps, la fascination esthétique, l’altération de la norme. On se souvient du Vieux jardin de Yasunari Kawabata ou du Jardin au japon du poète Issa. On se ressouvient des passages très audacieux et d’une liberté merveilleuse de Stephen Spender dans Le temple, d’autres aussi, plus exotiques, plus luxuriants chez Duong Thu Huong, José Lezama Lima, Alejo Carpentier ou des descriptions superbement tristes du Jardin des Finzi-Contini de Giorgio Bassani qui cartographient l’enfance perdue et la destruction future, comme de l’ébaudissement devant la monstrueuse sensualité de la description par Flaubert du repas dans les jardins d’Hamilcar… Le jardin s’éprouve alors comme un pur désir, ou plutôt un désir pris dans une mémoire. 

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Jardins VII © Hugo Pradelle

On sent, on se souvient, on vit. Le jardin s’apparente à un lieu détaché du commun. Il sépare à la fois des autres, il isole, protège, et en même temps il constitue une projection commune. Il suffit de penser à quelques livres anglais qui convoquent plus que tout autre le jardin – de E. M. Forster à Agatha Christie, de Jane Austen à John le Carré – pour reconnaître un certain air, un style, une touche. C’est que le jardin est autant un lieu des sens, de la mémoire, que des idées, de la réflexion. On y est autant du côté de l’étude de mœurs, du récit des intériorités, des émancipations, des sentiments, que de l’analyse, de la déduction, des affaires mentales. Il s’y déroule des romans sentimentaux sophistiqués et des romans d’espionnage ou des polars bien troussés. Le jardin préside à une solitude méditative, à un recueillement, à un silence propice à la cogitation. 

On y déambule – car c’est bien connu, on pense mieux en marchant –, on s’y esseule. Il revient à la mémoire la scène dans le jardin avec Virginia Woolf dans Les heures de Michael Cunningham. On y éprouve la solitude, la douleur de la séparation, la pensée qui se replie, se déploie dans un trouble intérieur qui se frotte à la nature, au sentiment de la vie et de la mort. C’est à la fois beau et terrifiant, une sorte d’abysse qui s’ouvre soudainement dans le calme d’un jardin anglais. C’est que le jardin, c’est un peu de la nature pensée, conçue. La nature à l’échelle de l’homme, qui l’accueille, l’aide et le menace, en tout cas le transforme. Ainsi L’île panorama de Ranpo Edogawa où un être débordé par lui-même, amateur délirant de Poe, crée de toutes pièces un lieu factice avec un jardin en son centre qui devient celui d’une pensée à la fois du monstrueux, de l’anormalité, de la violence et surtout de la fascination pour une beauté logique qui affronte l’humanité. Récit fou et perturbant qui opère comme un mauvais rêve, sorte de terrier d’Alice terrifiant et dévorateur. 

Le jardin n’est pas strictement un lieu de la pensée. C’est un lieu où l’on pense certes, où l’on fait l’expérience de la pensée, mais c’est un lieu qui rend possible la vacance de la réflexion. On fait du familier le lieu d’exploration infini, du rêve des idées, de la conception de la perfection. Et deux exemples de la quête éperdue de la beauté par le jardin viennent à l’esprit, comme deux faces d’une même folie, ou d’un même désordre qui réclame un éclaircissement – l’un incroyablement comique, grotesque, incarné, l’autre contemplatif, abstrait et philosophique. Plongeons d’abord avec les deux êtres les plus fascinants qui soient dans le désir de savoir que nous a donnés la littérature : ces braves Bouvard et Pécuchet immortalisés par l’ultime roman, inachevé et posthume, de Flaubert. Ainsi, ils conçoivent, se plongeant dans « l’ouvrage de Boitard intitulé Larchitecte des Jardins », s’inspirant d’un « jardin wurtembergeois », fascinés par « un horizon de merveilles » possibles, un jardin époustouflant où se côtoient obélisques et pagode chinoise, labyrinthe et charmille, rialto et potager, « un rocher pareil à une gigantesque pomme de terre » et un tronc effondré et à demi brûlé… Et tous leurs efforts de conception s’effondrent lorsqu’ils dévoilent leur chef-d’œuvre à leurs invités rassemblés pour un souper et qu’apparaît, tel un naufrage, « dans le crépuscule, quelque chose d’effrayant ». 

Le jardin devient alors, mine de rien, le lieu du dévoiement des idées, de leur rencontre avec le réel. C’est le berceau et le cercueil des illusions, l’acmé d’un ridicule bouleversant d’intelligence, du rire absolu de la lucidité. Le lieu où les contradictions se rassemblent, où l’idée s’incarne pour s’abolir dans la folie et la démesure grotesque. On rit certes, mais on pense – avec, contre, nos amis Bouvard et Pécuchet, mais tout de même, on pense. Comme l’avers d’une pièce, on lira, comme on suit une ligne de fuite, comme la quête infinie de la beauté absolue, le très beau livre de Lászlo KrasznahorkaiAu nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau, sorte de conte philosophique où déambulent en parallèle un descendant du prince Genji (on pourrait trouver tant de jardins dans la littérature ancienne du Japon, de la Corée et de la Chine) qui cherche un jardin secret et un personnage contemporain. Le récit suit un rituel qui protège le jardin, le sauvegarde, l’affirme. Ce livre bref, étonnant, semble suspendu, altéré. On y entend ce que c’est que ce jardin secret, un lieu utopique qui en contient tant d’autres dans le temps et dans l’espace. De là à ce que le jardin soit une métaphore de la lecture, il n’y a qu’un pas. Peut-être. Il suffit, comme pour Peter qui veut voler, d’y croire. 

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