« En Amérique, on ne quitte jamais le lycée » : entretien avec Vendela Vida

Vendela Vida vient de publier son cinquième roman, Dompter les vagues, occasion pour EaN d’interviewer la romancière et essayiste, connue aussi pour la revue The Believer qu’elle a cofondée avec son mari, Dave Eggers, l’une et l’autre piliers de la scène éditoriale à San Francisco. Son nouveau roman raconte cette ville dans les années 1980, à travers le regard d’une bande de jeunes adolescentes, au cours d’une période de transition entre l’époque des hippies et celle, plus prosaïque, de la high-tech.

Vendela Vida | Dompter les vagues. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marguerite Capelle. Albin Michel, 304 p., 21,90 €

Comment décrire ce texte ? 

Dompter les vagues a trait au passage à l’âge adulte d’un groupe de filles qui grandissent à San Francisco dans les années 1980 ; c’est aussi un roman sur la ville elle-même, sur la façon dont elle a évolué depuis l’âge d’or de Haight-Ashbury dans les années 1970 – l’époque des hippies –, pour devenir ce qu’elle est maintenant, à l’ère technologique. La majeure partie du roman a lieu dans les années 1980 : San Francisco était ennuyeuse. J’y ai grandi alors et je me souviens d’avoir eu le sentiment qu’on était en train de passer à côté de tout, comme si on était arrivés trop tard à une fête, d’où les musiciens venaient de partir et où il ne restait plus rien à manger, à part des bretzels détrempés. Grandir dans les années 1980 à San Francisco, c’était ça : tu avais raté le cirque.

Le personnage de Maria Fabiola – copine traître et objet de fascination pour la narratrice – ne semble pas avoir raté le cirque. 

Quand tu es adolescent, tu as une capacité négative de te croire au centre de l’univers – que tous les yeux sont braqués sur toi – tout en pensant le contraire. C’est le cas pour Maria Fabiola, une narcissique et une fabulatrice.

Vous avez publié trois livres qui constituent une « trilogie sur la rage et la violence », selon vos termes. Dompter les vagues est-il également issu d’un sentiment de rage ?

Il est écrit dans une veine comique née de la rage, mais d’un autre genre ; je l’ai peaufiné pour qu’il corresponde à la tonalité des adolescentes. L’humour des adolescents peut aller du superficiel, du banal, jusqu’à un registre complexe ; je suis mère de deux adolescentes, quinze et dix-huit ans, et parfois quand j’écoute les blagues qu’elles échangent avec leurs amis, je me dis « ouah », c’est très sophistiqué. 

Le collège du roman est-il le vôtre ?

Par certains aspects, il ressemble au collège dans lequel j’ai été élève, mais j’ai changé le nom et plein de détails. Par ailleurs, je suis une énorme fan d’Edith Wharton, elle m’a beaucoup influencée, en particulier ces dernières années, surtout Les beaux mariages, pour sa critique sociale, donc je voulais l’appeler Spragg d’après le personnage Ondine Spragg ; normalement, on ne nomme pas une école d’après un personnage fictif, et encore moins d’après un personnage de ce genre. L’idée m’a paru drôle. Sur le campus, il y a même une statue d’elle en cuivre : elle brille aux endroits où les gens l’ont le plus touchée.

Milan Kundera aussi est présent. 

Il a beaucoup compté pour moi quand j’étais adolescente, je me souviens de la première fois que j’ai lu L’insoutenable légèreté de l’être, j’ai été bouleversée, je ne savais pas qu’un roman pût rassembler autant de sujets divers – l’amour, la politique, etc. J’ai été un peu prétentieuse, je me promenais en me disant que Milan Kundera était mon âme sœur : les adolescents aiment prendre des airs, endosser ridiculement des identités. Quand je me remémore tout cela, je n’arrive pas à savoir si j’ai vraiment compris ces livres, ou si j’aimais l’image de moi-même en train de les trimballer. J’adorais aussi Somerset Maugham ; aujourd’hui, quand je regarde mon journal intime de l’époque, je me demande pourquoi. Je lisais des livres que je n’aurais pas forcément découverts moi-même, mais mon père aimait collectionner des antiquités qu’il trouvait à côté de la route. Un jour, on était dans une sorte de marché aux puces, il a acheté une énorme bibliothèque, on l’a transportée à la maison dans un camion, donc on avait ces étagères magnifiques, remplies de livres qui ne convenaient pas esthétiquement. Ensuite, on est partis à la recherche de vieux livres : plus ils étaient poussiéreux, mieux c’était ; on a fini par acheter beaucoup de classiques. Et c’étaient ces livres-là que ma sœur et moi prenions sur les étagères lorsqu’on s’ennuyait, chose qui arrivait souvent, parce qu’à l’époque, les années 1980, les enfants avaient plus qu’aujourd’hui le droit de s’ennuyer. 

Dompter les vagues, Vendela Vida
Vendela Vida (2024) © Jean-Luc Bertini

Ce roman est parti d’une réflexion sur le mensonge.

Dompter les vagues a commencé comme un livre de non-fiction le lendemain de la victoire de Trump en 2016. Je me suis mise à écrire sur les mensonges dans notre culture ; quand je l’ai terminé, je n’en étais pas contente, j’étais fatiguée, j’en avais marre d’écrire sur Trump, de lire sur Trump, de réfléchir sur Trump, donc j’ai commencé une nouvelle page, avec cette première phrase : « Nous avons treize ans, bientôt quatorze, et les rues de Sea Cliff nous appartiennent. »  Ensuite j’ai foncé. J’ai décidé d’écrire une fiction sur les mensonges, d’où mon choix du thème de ce livre : qui pour mieux encapsuler le caractère changeant du mensonge que des adolescentes ? Pour chacun de mes livres, il existe un jumeau mort, ici ce fut le livre sur Trump.

Pour un romancier, est-ce important de savoir mentir ?

Probablement. J’ai fait ma maîtrise à l’université de Columbia dans le programme d’écriture, un jour un camarade m’a dit : « Pour un menteur, le problème, c’est de se souvenir de tous ses mensonges, il faut être doté d’une très bonne mémoire ». Quand tu écris un roman, il faut se souvenir d’un mensonge écrit vingt pages plus haut, afin de préserver la cohérence de cet univers fabriqué.

Maria Fabiola, dont le patronyme dit tout, est menteuse par excellence ; elle paraît comme vide, une façade sur laquelle on projette ses fantasmes. 

J’ai connu quelques personnes qui s’appelaient Fabiola – d’Argentine, d’Italie, d’autres pays –, j’aime bien les noms longs et que les gens insistent pour qu’on utilise leur nom entier. Lorsqu’on a entre treize et quinze ans, on attribue de l’importance à certaines personnes qu’on trouve incroyables. On le voit, par exemple, lorsqu’on passe devant un marchand de glaces : il y aura une bande de filles, et tout de suite on voit qui est le centre du vortex, en fonction de la posture et du regard de chacune. J’avais envie d’explorer ce thème, proche de celui de la politique. Maria Fabiola était l’incarnation des fantasmes de tout le monde, de leur vision idéalisée de la vie d’une adolescente. Pour écrire un roman sur l’adolescence, il fallait un personnage comme elle. Oui, elle ment. Enfant, ses mensonges sont fabuleux. Adulte, quand tu la retrouves à Capri, tu te rends compte que ses mensonges sont tristes, symptomatiques peut-être de quelque chose de plus sérieux. 

Deux des plus grands romans américains récents – de Jonathan Franzen et de Bret Easton Ellis – parlent du lycée. Cette fixation sur les années de collège et de lycée, et leur représentation culturelle, tout cela m’apparaît comme un phénomène bien américain. Est-ce le signe d’une certaine immaturité ?

En effet, je n’arrive pas à le comprendre, mais j’ai l’impression qu’en Amérique on ne quitte jamais le lycée. Un de mes romans français préférés est Bonjour tristesse, je me tourne vers ça pour tous mes projets d’écriture ; là, elle est encore au lycée, donc l’analogie n’est pas parfaite… Quant aux Américains, c’est très particulier, ils ne se remettent jamais de ce qui leur est arrivé au lycée, même de leur expérience du collège. Est-ce parce qu’en Amérique on fait une fixation sur l’école, que la vie sociale tourne autour d’elle et pas sur les activités extrascolaires ? Quoi qu’il en soit, je suis contente de votre remarque, vous êtes sur une piste, je ne m’explique pas en quoi ce phénomène est spécifiquement américain.

Votre narratrice a une conscience aiguë de divers registres de langage, elle analyse les mots avec humour et poésie.

J’ai toujours aimé les écrivains concis, je suis une énorme fan de Joan Didion, et j’apprécie de nombreux écrivains français en traduction, où le texte est réduit à l’essentiel : par exemple, Annie Ernaux. J’aime aussi la brièveté de ses livres : quand je trouve un bouquin qui fait moins de cent pages, je me dis : « Parfait, on peut le lire d’une traite pendant une pause café ! » La spécificité de certains mots m’a toujours plu ; chaque matin, je commence par la lecture d’un poème. Souvent je me fixe sur un mot. 

Avez-vous retenu des mots que vous utilisiez en quatrième ?

Pendant la rédaction du roman, j’ai évité de regarder dans mon journal intime de l’époque, je ne voulais pas que ce soit un roman autobiographique. Une fois la rédaction terminée, j’ai consulté ce journal pour vérifier que j’avais bien saisi l’esprit, le langage. Puis, dans le grenier chez mes parents, j’ai découvert une boîte à crayons remplie de toutes les notes qu’on se passait pendant les cours – on faisait semblant d’échanger des crayons. C’est amusant de voir quels termes étaient à la mode à l’époque – ils ne sont pas forcément dans mon livre –, toutes les abréviations qu’on a utilisées, par exemple WBS pour « Write back soon » (Écris-moi vite). 

Que pensez-vous de San Francisco ?

J’aime cette ville, j’y vis encore, j’y ai grandi, mon père aussi a grandi ici, je suis excitée par certaines possibilités – beaucoup de gens en ce moment méprisent San Francisco –, je vois plein de choses en train de germer, des espaces artistiques s’ouvrent, beaucoup de bureaux ont été évacués et sont fermés, par conséquent la mairie essaie de les remplacer par des ateliers d’artistes et des espaces pour des associations. Je prévois une renaissance dans un avenir proche, pas tout de suite, plutôt la décennie prochaine.

Le véritable héros de votre roman est le quartier de Sea Cliff. 

Ce sera toujours un bastion du vieux San Francisco. Certains quartiers arrivent à résister aux changements. Pour ce que j’en sais, les habitants actuels de Sea Cliff travaillent dans la high-tech, je ne sais pas précisément, mais Sea Cliff sera toujours l’un des quartiers de la vieille garde. Donc, quand il y aura la renaissance artistique que je prévois à San Francisco, Sea Cliff restera sans doute le quartier de la haute technologie : il a toujours dix ans de retard, c’est le quartier des temps passés, un peu désuet, démodé. Il ne sera jamais à l’avant-garde.

L’intrigue tourne plus précisément autour de deux plages de Sea Cliff.

San Francisco n’est pas une ville qui a la culture de la plage, les touristes arrivent avec leurs shorts et leurs T-shirt, et très rapidement ils achètent un sweat sur lequel est écrit le nom de la ville, parce qu’il fait très froid. Les plages ici ne sont pas comme celles de la Californie du Sud, il y a du vent, l’air est toujours humide. Sinon, entre Baker Beach et China Beach, il y a des falaises entre lesquelles on peut se déplacer lorsque la marée est basse. Les filles du roman sont fières de leur capacité à le faire ; j’ai eu l’idée de transformer cela en métaphore. Certaines filles savent monter sur les rochers pour faire la traversée, d’autres en sont incapables, et ont besoin d’aide. Savoir chronométrer les marées est un facteur important dans le statut social. 

Dompter les vagues, Vendela Vida
China Beach (Sea Cliff, San Francisco) © CC BY-SA 3.0/Wng/WikiCommons

Le titre en anglais joue sur la polysémie du verbe « to run » : We Run the Tides (« to run » signifie non seulement « courir » mais aussi « gérer, diriger, dompter »). Cela suggère qu’à travers les marées les filles contrôlent l’univers.

En général, mes titres viennent d’un poème, j’en avais trouvé un dans un poème sur San Francisco des années 1920, ça ne fonctionnait pas, il était trop poétique. Ma fille a trouvé le titre, je lui avais montré le manuscrit, elle avait quatorze ou quinze ans, je voulais vérifier que j’avais bien capté la sensibilité adolescente. J’aime bien ce sens : « Nous maitrisons le monde, nous maitrisons les marées. » L’une des remarques principales de ma fille, c’était qu’il fallait mettre plus de fêtes d’anniversaire, qu’à cet âge-là ces fêtes sont primordiales. 

Vous dirigez la revue The Believer, associée à McSweeney’s, entreprise littéraire de votre mari, Dave Eggers.

McSweeney’s est une maison d’édition et un magazine trimestriel qui publient principalement de la fiction, créés par mon mari à la fin des années 1990 ; The Believer date de 2003, fondée par moi, Heidi Julavits et Ed Park, mes camarades de classe à Columbia, dans le but de maintenir un dialogue littéraire. On voulait l’ouvrir aux écrivains qui n’ont pas beaucoup publié, ou à ceux qui n’étaient pas très connus. Contrairement à McSweeney’sThe Believer ne publie pas de la fiction, mais uniquement de la non-fiction, de longs entretiens, des poèmes et des chroniques de livres. 

On sent une parenté thématique entre ce roman et votre premier livre, Girls on the Verge

Girls on the Verge est issu de mon mémoire de non-fiction à Columbia sur les rites de passage féminins. J’avais vingt-et-un ans, et je n’avais pas assez d’expérience pour créer de la fiction, donc pour mon mémoire j’ai décidé d’écrire de la non-fiction ; j’avais été très influencée par Joan Didion, Slouching Towards Bethlehem, je voulais écrire sur la Californie, donc j’ai choisi les rituels de passage à l’âge adulte en Californie. J’ai trouvé un agent littéraire qui m’a demandé de le refaire, pour qu’il comprenne toute l’Amérique. J’ai traversé le pays entier pour assister aux rituels et pour parler avec les participantes. Mon petit studio dans l’East Village était encombré de cartons remplis de mes entretiens, on ne pouvait plus tenir debout, je me suis dit : « La prochaine fois, je vais tout inventer ! »

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Dompter les vagues est une invention où la narratrice partage vos racines suédoises.

La culture suédoise est un aspect important de ma vie, que je n’avais jamais traité de manière satisfaisante. C’est une culture très particulière. Les rituels sont intéressants, notamment celui de la Sainte-Lucie. J’aime beaucoup la littérature suédoise, je viens de coéditer une anthologie qui sera publiée par la University of Minnesota Press. J’ai travaillé là-dessus pendant dix ans.

À part votre trilogie de la rage, avez-vous un faible pour la littérature à contraintes ? Est-ce que cela a un rapport avec votre style humoristique ?

Je pense encore à Joan Didion, elle ne se permet pas d’utiliser beaucoup de mots : il faut trouver le mot juste, pour maintenir une ligne épurée. J’aime les contraintes qui permettent à une œuvre de s’étendre ; c’est le cas chez elle. Pour Dompter les vagues, j’ai commencé avec la première personne du pluriel – le « nous » –, je savais que je ne pourrais pas le maintenir pendant tout le roman, mais cette contrainte m’a plu. C’est à vingt-quatre ou vingt-cinq ans que j’ai décidé d’écrire des choses drôles. Et ça va de pair avec ma préférence pour le style épuré : une phrase est plus drôle si elle est courte.

À part ceux déjà cités, y a-t-il des écrivains qui ont compté pour vous ? 

Ces dix dernières années, je me suis immergée dans l’anthologie suédoise dont je suis coéditrice, la plupart des auteurs écrivaient avant 1940, j’ai remarqué un thème récurrent, que ce soit Strindberg, Lagerkvist ou des écrivains moins connus, qui n’ont jamais été traduits en anglais, tels Agnes von Krusenstjerna, Victoria Benedictsson et Hjalmar Söderberg : ils sont intéressants parce qu’ils traitent de sujets sombres avec une certaine légèreté. J’y pense souvent, même si la gamme est moins sombre dans Dompter les vagues. J’apprécie également la critique sociale présente dans leurs œuvres.