Une généalogie de l’écriture

Le nouveau livre de Ricardo Menéndez Salmón explore la figure du père, sa disparition et ce qu’elle engendre de bouleversements. Entre essai littéraire et requiem à l’écriture lumineuse, il offre, comme nombre d’écrivains avant lui, le somptueux « portrait d’un homme invisible » et mène une réflexion sur le lien entre héritage filial et formes de l’écriture.

Ricardo Menéndez Salmón  | N’entre pas docilement dans cette nuit paisible. Trad. de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu. Do, 184 p., 18 €

Lors de la mort de Paul Auster, nombre lecteurs ont pu se remémorer le choc éprouvé à la lecture de L’invention de la solitude , un texte puissant qui associait le « portrait d’un homme invisible » au « livre de la mémoire ». L’écrivain y faisait coïncider le récit de la mort du père – ou plutôt la méditation engendrée par elle – avec une réflexion sur le lien entre héritage filial et genèse de l’écriture. Mais on ne se rappellera pas seulement Paul Auster, car nombreux sont les récits de filiation qui pratiquent cette articulation (Amos Oz dans Une histoire d’amour et de ténèbres, Péter Esterhazy dans Harmonia Caelestis, entre autres). Mais, comme dans Patrimoine de Philip Roth, il s’agit aussi d’un arrachement, à la mort du père, au domaine protégé de la fiction – et en retour une forme de révélation sur les raisons (voire les moyens) de la transfiguration littéraire de soi et du réel. Le texte a beaucoup à voir, ici, avec les magnifiques romans du même auteur que sont Enfants dans le temps ou L’Île Réalité : ce qui s’écrivait alors dans le halo de la dystopie expérimentale, du récit allégorique ou du drame réaliste – la solitude et la douleur, la question du mal et de la rédemption, la possibilité d’une temporalité humaine salvatrice – trouve à s’éclairer ici à la lumière crue, tranchante et sans pitié, de la biographie d’une filiation à la fois douloureuse et compassionnelle.

Ce qui se raconte, entre désir de lumière et conscience du vide (très beau commentaire de la réécriture par Thomas Bernhard de la mort de Goethe), ce n’est pas seulement l’histoire d’une filiation dont Ricardo Menéndez Salmón a voulu (a dû) se défaire avant d’accepter finalement de la raconter : c’est aussi et surtout une généalogie de l’écriture, et une réflexion sur ce qu’elle engage, exige et rend possible – « la souveraineté d’une raison mécréante », capable de déchirer « le tissu serré de superstition et de fraude », et de livrer en retour « une grammaire du cœur, une généalogie raisonnée, un taxum dans lequel intégrer [sa] biographie ».

Ricardo Menéndez Salmón, N’entre pas docilement dans cette nuit paisible
Ricardo Menéndez Salmón © D.R.

Le magnifique titre du livre est lui-même un emprunt, affiché en épigraphe et repris en conclusion (en marge d’un commentaire d’Interstellar, le film de Christopher Nolan) : « Do not gentle into that good night / Rage, rage against the dying of the light » – ces vers de la « villanelle » de Dylan Thomas, dans une adresse au père mourant dont le sujet sollicite la féroce bénédiction (« bless me now with your fierce tears »), versent en vérité de la fausse douceur à la rage salutaire, ou bien vaine. Car la vie du père, entre maladie, alcool et mythomanie, fut tout sauf docile et paisible, et le fils ne veut surtout pas éviter d’en rendre compte, puisque régler ses comptes c’est d’abord rendre justice à l’héritage (négatif) dont il a été pourvu, à cette étoffe de cauchemars dont il a été entouré dans son enfance et son adolescence, pour avoir été témoin (et parfois même greffier), sans trêve ni répit, de la souffrance et la déchéance du père.

C’est liquider les dettes et vider la querelle, car on n’est jamais tout à fait seulement « fils de ses œuvres ». Contemplant son visage dans le miroir, il reconnaît les traits dont il a hérité, ainsi que ses trois enfants, « comme si c’était la seule façon de contempler le monde, entre la brume et le discrédit, cernés par une nostalgie qu’au fond nous ne connaissons pas ». Et à la nuit de cette nostalgie il s’agit de résister – en ethnologue de soi-même. Et ce, jusqu’au moment précis où le fils comprend que sa comptabilité des fautes trahit une autre forme d’erreur et d’errance, et qu’il vaut mieux céder, même malgré soi, devant le plus grand mystère, celui de la « bonté ». Aussi l’adresse du titre vaut-elle autant comme adresse à soi-même qu’à son père : après que la spirale de la réussite et son « excursion dans la fureur et l’extase » ont menacé d’entrainer docilement l’auteur vers la nuit paisible de la folie, il lui a fallu l’expérience de la mort du père et la rage d’exister pour retrouver le bonheur d’écrire, autrement.

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Dans « Littérature + Maladie = Maladie », Roberto Bolaño évoquait autrefois la « bataille perdue d’avance » de la littérature contre la maladie et contre le mal. C’est aussi, sous une forme très différente, la question de Ricardo Menéndez Salmón : le livre qui s’écrit au revers de l’étiologie terrible du cancer paternel est un magnifique essai sur la puissance – modeste, sans généralité, et peut-être sans espoir – de la littérature, « tandis que les eaux du temps, abondantes et stériles, inondent tout : rituels, exorcismes, funérailles, mystères, confidences, cauchemars, volontés. Paroles, paroles, paroles ». Peut-être est-ce aussi notre question, aujourd’hui.