Volumineuse, cette impressionnante synthèse des questions fiscales sur cinq siècles s’impose comme un monument d’érudition toujours attentif aux pratique concrètes, dense, mais jamais abscons. Mireille Touzery, s’emploie à partir méthodiquement des contribuables et à faire comprendre les inégalités territoriales de la fiscalité.
C’est donc un certain regard sur les questions fiscales qu’offre le livre de Mireille Touzery, qui se décline en quatre temps. Elle se consacre d’abord aux territoires du fisc : dans un royaume qui repose sur un modèle corporatif, les diverses communautés, depuis les états généraux jusqu’aux paroisses rurales, s’impliquent dans la gestion de la fiscalité monarchique. La guerre joue un rôle fondamental pour obtenir de la part des sujets leur consentement à l’impôt, explicite ou tacite. Les villes sont largement exemptées de la taille, principal impôt direct qui pèse sur les ruraux, mais elles sont fiscalisées massivement par des taxes sur la consommation. Puis, elle entre dans le détail des impôts monarchiques sur près de cinq siècles. Elle commence par un bilan à la veille de la Révolution, sur la base de documents synthétiques jusqu’ici peu ou pas étudiés. Elle établit que la fiscalité royale représente alors entre 12 et 16 % du PIB. Devant son incroyable diversité dans l’espace, elle rappelle judicieusement que « la géographie fiscale du royaume n’est pas une anarchie, c’est une histoire », et donc un processus sociopolitique qui s’inscrit dans la durée. Elle nous donne alors une compréhension fine et contextualisée de cette complexité. Elle poursuit en se penchant sur les révoltes antifiscales : on s’oppose d’abord au principe de l’impôt à la fin du Moyen Âge, puis à ses modalités au XVIe et au XVIIe siècle, mais sans que les troubles dépassent jamais un horizon territorial limité. Au XVIIIe siècle, les grands soulèvements ont disparu et l’enjeu principal est la fraude à la fiscalité indirecte, gabelle en tête, qui provoque des milliers d’incidents locaux. Et elle achève sa réflexion en ouvrant à l’analyse des bouleversements provoqués par le régime fiscal mis en place entre 1789 et 1791.
De cette présentation intelligente mais foisonnante des univers fiscaux, on retiendra les traits qui paraissent les plus saillants. Il y a d’abord l’incroyable richesse de la cartographie, vrai outil de compréhension, dont témoignent en particulier les nombreuses cartes sur les inégalités de la fiscalité dans le royaume. De multiples analyses éclairent ainsi la destinée de chaque territoire. Deux exemples simplement : l’originalité de la fiscalité corse après son intégration en 1768, où l’on découvre une pratique absente partout ailleurs pour le fisc royal avec des paiements d’impôts en nature ou bien encore la dimension souvent très localisée des révoltes antifiscales, mise en évidence avec le cas de la Soule, petite vallée du pays basque, en 1661. La présence d’index détaillés permettant à qui s’intéresse à un personnage ou un territoire précis d’en retrouver aisément la trace. Le livre fonctionne ainsi presque comme une encyclopédie et s’appuie d’ailleurs lui-même plus qu’un son tour sur celles du XVIIIe siècle.
Mais surtout Mireille Touzery remet en cause de nombreux poncifs sur la fiscalité d’Ancien Régime, répandus par les révolutionnaires, puis par l’enseignement « républicain ». Il en va ainsi du poids de la gabelle : le problème est lié aux écarts énormes de cette fiscalité, non à son montant excessif. Elle montre aussi que les traites (douanes intérieures) ne sont pas ruineuses pour les échanges. Et surtout elle réfute l’incompétence supposée des communautés rurales dans la gestion locale de la taille, qui leur incombe puisqu’il n’y a pas d’agents du roi à cette échelle. Mireille Touzery prouve que cette gestion est sérieuse et fiable, ce que corrobore la rareté du contentieux. Elle souligne combien elle est centrale pour la vie civique locale. Occasion et enjeu de politisation, elle prépare efficacement les communautés à la gestion publique qui leur sera confiée en 1789. Ceux qui lui font ce mauvais procès poursuivent un but politique précis ou bien écrivent sur la base d’informations fausses. Tocqueville lui-même en est victime : il n’« imagine pas une compétence de gestion possible pour les ruraux en un spectaculaire préjugé de classe ».
Autre poncif, celui d’une monarchie absolue qui serait toute-puissante. Touzery montre la place considérable du partage de la gestion avec diverses communautés politiques (États provinciaux, clergé…). Dans les faits, le souverain passe peu en force ; là aussi la vision de Tocqueville est biaisée. Si le pouvoir autoritaire du roi s’exerce parfois, son comportement négociateur, voire contractuel, domine nettement. Or, des corps comme les États de Bretagne ou de Languedoc ne sont pas des freins ou des obstacles aux « progrès » de l’État monarchique. Au contraire, ils participent de plus en plus activement et efficacement à l’administration d’une large partie des périphéries du royaume. Si ces provinces sont ménagées financièrement, les assemblées y demeurent en revanche sans réels pouvoirs politiques. Bien des tensions s’expriment dans chaque territoire, car les élites locales mènent souvent une politique financière « de classe », donnant la priorité à leurs intérêts propres sur ceux de l’ensemble des contribuables qu’elles sont censées représenter. Cela vaut en particulier pour le choix de la fiscalité. Ainsi, les taxes à la consommation pèsent bien plus sur le menu peuple que les impôts sur les revenus ou les propriétés, comme la TVA aujourd’hui par rapport à l’impôt sur le revenu ou sur la fortune.
La monarchie affronte une contradiction, qui sera mortelle à terme, entre la défense d’un système sociopolitique fondé sur l’inégalité généralisée des individus et des territoires et de fortes aspirations à une unité et une uniformisation qui permettraient de disposer de plus de moyens financiers. De nouveaux impôts comme le Vingtième avec son assiette égalitaire (1749) vont dans ce sens, mais les tentatives d’ensemble de réforme politico-financière demeurent vouées à l’échec. L’égalité remet en effet en cause les privilèges de personne ou de lieu qui sont traditionnellement conçus comme garants des libertés des sujets. Mais le sens du mot privilège se fracture au cours du XVIIIe siècle et la notion commence à prendre un contenu moral négatif.
Mireille Touzery évoque alors le choc que représente la fin des privilèges fiscaux en 1789 : le prince de Condé lui-même paye désormais la taille ! Elle montre comment les constituants choisissent d’abord en 1790 d’en profiter pour alléger le fardeau de l’ensemble des anciens contribuables, ce qui facilite l’adhésion au nouveau régime. Dans le même temps, et dans l’urgence, ils ventilent la charge de l’impôt en reprenant les bases qui prévalaient sous l’Ancien Régime. Ils additionnent tous les types de recettes perçues dans chaque territoire et procèdent ensuite par péréquation dans le cadre des nouvelles circonscriptions. Ainsi les cinq départements bretons devront-ils s’acquitter du même pourcentage du fardeau global que le faisait la défunte province de Bretagne, mais désormais sur la base d’une égalité du statut fiscal des citoyens. En 1791, un nouveau système fondé sur la prééminence de l’impôt foncier se met en place. La fiscalité est toujours assise par répartition même si, à l’échelon local, cela n’entraine plus désormais de solidarité entre les contribuables, comme sous l’Ancien Régime. Il faudra ensuite attendre de nouveaux outils – recensement fiable, cadastre foncier – pour affiner la ventilation de la charge. Un nouveau bouleversement se produit en 1914 avec l’impôt sur le revenu, qui fait disparaitre la répartition initiale du montant de l’impôt entre les territoires. Les impôts à la consommation, gabelle en tête, honnis de la population tout comme la Ferme générale, l’organisme para-public qui en assurait la levée, disparaissent en 1789-1790 ; or, la part des taxes indirectes avait explosé sous l’Ancien Régime (16 % en 1483, 57 % en 1789). Enfin, le consentement à l’impôt se fait désormais à l’échelle de la nation. Il y a bien eu une révolution de la fiscalité.
On pourrait regretter que, pour une monarchie qui vit en permanence à crédit, le système très élaboré de mobilisation de prêteurs au sein de l’ensemble des élites sociopolitiques ne soit évoqué dans le livre que très marginalement. Son fonctionnement dépend pourtant directement de la garantie de remboursement que représentent les rentrées fiscales. Mais on ne peut guère reprocher à Touzery de l’avoir exclu : le sujet mériterait à lui seul un autre livre, ouvrant d’autres pistes sur le fonctionnement de la société du temps.
Quoi qu’il en soit, Payer pour le roi montre combien la question fiscale en elle-même offre des clefs essentielles pour décrire et comprendre une société. Et que le levier de l’impôt demeure primordial pour agir sur elle. Face aux coûts que représente une transformation écologique socialement juste, si l’État veut pouvoir agir efficacement, pourra-t-il se dispenser d’une fiscalité nouvelle, sur les plus riches et/ou sur l’ensemble des patrimoines ?