Épreuve d’artiste

L’été est la saison rêvée pour (re)découvrir Le Cycle de Gormenghast, classique absolu de la fantasy. Publiée entre 1946 et 1959, la trilogie demeure largement méconnue en France. L’absence de trolls, de surnaturel et de magie la fait-elle déroger aux lois du genre, valant ainsi à son auteur, Mervyn Peake (1911-1968), d’être éclipsé par la renommée d’un J. R. R. Tolkien ? À l’occasion de la reparution de la magistrale traduction par Patrick Reumaux, disparu en début d’année, l’artiste sort (enfin) de l’ombre.

Mervyn Peake | Titus d’Enfer. Le Cycle de Gormenghast 1. Trad. de l’anglais par Patrick Reumaux. Bourgois, 496 p., 25 €
Mervyn Peake | Gormenghast. Le Cycle de Gormenghast 2. Trad. de l’anglais par Patrick Reumaux. Bourgois, 528 p., 25 €
Mervyn Peake | Titus errant. Le Cycle de Gormenghast 3. Trad. de l’anglais par Patrick Reumaux. Bourgois, 320 p., 23 €

Artiste, Peake le fut très tôt, avec une constance à toute épreuve. De retour de Chine, où il voit le jour, il entame à l’âge de douze ans une formation à l’histoire de l’art et au dessin. Devenu un maître de l’illustration, il jette son dévolu sur les grands textes de la littérature romantique, fantastique et nonsensique : S. T. Coleridge, les frères Grimm, Robert Louis Stevenson, Lewis Carroll, Edward Lear… Pendant la Seconde Guerre, il insiste pour se faire reconnaître comme peintre aux armées, essuyant plusieurs échecs avant de parvenir à ses fins. On lui doit, entre autres, de saisissants portraits de souffleurs de verre. Et quand il prend finalement la plume, à la faveur d’une permission accordée par ses supérieurs hiérarchiques, le burin du graveur, le maillet du sculpteur, le pinceau du peintre ne sont jamais très loin.

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En lisant Peake, écrivait André Dhôtel, « il semble toujours que nous attendions l’aurore ».

Au reste, ses personnages, il les dessine (littéralement) autant qu’il les couche sur la page. Mieux, dès le premier chapitre de Titus d’Enfer, placé sous l’enseigne des « Brillantes sculptures », on comprend qu’au pied de la forteresse de pierres muettes vit un peuple d’artistes miséreux mais brûlant d’en découdre pour produire le chef-d’œuvre qui prendra place dans le musée du château sur lequel veille un conservateur pour le moins languissant par ailleurs. L’art a beau être relégué dans la périphérie glaiseuse et anonyme de la Grande Muraille, il entend se faire voir, entendre, toucher et admirer, le plus spectaculairement du monde. Ce monde d’une « terrifiante beauté », Peake en bâtit dans la tête le « dessin à l’encre de Chine peuplé de mille reflets soyeux, du gris tourterelle à l’argenté ». Pas une phrase qui ne soit suprêmement ouvragée, pas une description qui ne soit ouvertement calquée sur le « modèle de la peinture » si prégnant dans la littérature du XIXe siècle.

À ceci près que la toile est ici immense, rappelant dans son primitivisme les tableaux, mais aussi les objets, imaginés par les membres de la Confrérie des Préraphaélites. L’œil de Peake est omniprésent autant qu’impérieux ; attiré par les couleurs rares – le jeune Titus a les yeux violets et sa sœur se nomme Fuchsia –, il n’en privilégie pas moins les jeux d’ombre et de lumière : « Il disparut sous les ténèbres de la voûte, puis réapparut dans la pénombre comme un vivant fragment d’obscurité se détachant du corps noir d’encre de la voûte. » Rappelons que Peake fut l’un des premiers civils, en 1945, à assister à la libération des prisonniers dans les camps d’extermination, et qu’il s’y connaissait donc en matière de noirceur. Ce qui contredirait l’impression de clôture sur lui-même de son style d’apparence esthétisant et cérémonieux : « Titus toujours endormi dans la selle d’osier, la jument de tête approchait maintenant de la grande ombre du château, dont l’éventail prodigieux s’ouvrait comme un lac morose à la base des murailles de pierre. » Le fantôme du Poe de « La chute de la maison Usher » plane sur cette recréation/restauration d’une architecture fantasmée à la Viollet-le-Duc, cumulant stryges, gargouilles et autres chimères belles comme un rêve de pierre. 

Gormenghast, Mervyn Peake
« Le Carceri d’Invenzione », de Giovanni Battista Piranesi (1761) © CC0/WikiCommons

Tout à la fois « horrifique » (à la Rabelais) et « drolatique » (à la Balzac), Peake conjugue mélancolie et pittoresque. En cela, il s’affirme artiste anglais, proche de la veine truculente d’un Hogarth et du grotesque cher à Dickens, l’immortel créateur de « caractères » qui, pour être « plats », n’en sont pas moins sacrément hauts en couleur. Mais la galerie de personnages ne serait rien sans « la mise en fable d’une demeure », souvent en ruines, ainsi que le dirait Maurice Lévy, spécialiste français du roman gothique. Prononcez, en les détachant avec solennité, les trois syllabes du nom « Gormenghast », mixte d’attention (gaume, en vieux norrois) et de terreur (ghastly), et les portes de corne du rêve s’ouvriront, laissant paraître en majesté une architecture, disons plutôt une topographie, tentaculaire, sortie tout armée du « cerveau noir » de Peake. Les hautes murailles mangées par le lierre, les toits crénelés s’étirant sur des lieues à la ronde, le dédale de salles et de couloirs, sont à l’auteur de Titus d’Enfer ce que les escaliers en spirale, les passerelles suspendues ne menant nulle part, sont à Piranèse, l’artiste des Carceri, que Thomas de Quincey, lui aussi, revisitait dans ses rêves d’opium, forcément architecturaux. 

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Avec un instinct infaillible, Peake renoue avec ce qui fait l’ADN du roman noir, lequel est résolument politique. Entre conservatisme, voire absolutisme, et rêve d’émancipation révolutionnaire, le gothic novel apparu à la fin du dix-huitième siècle balance : sous prétexte de dénoncer le poids de la tradition et l’oppression de la Loi (religieuse et autre) sur le continent européen, les Horace Walpole, Ann Radcliffe et autres Matthew G. Lewis se préoccupent essentiellement de radiographier les facteurs psychiques responsables, d’un côté, de l’emprise et de l’asservissement, de l’autre, de l’aliénation et de la soumission. Peake, lui, a deux fers au feu, deux forces qui vont de l’avant, par des chemins toutefois dissemblables. Fraichement échappé des sombres cuisines, où règne l’adipeux et bien-nommé Lenflure, l’apprenti marmiton qu’est Finelame aspire à remonter vers la lumière, mais sa quête n’a rien de révolutionnaire ; sous ses dehors égalitaristes, il veut simplement se substituer au pouvoir en place, sans rien changer à cette bastille d’apparence imprenable qu’est Gormenghast. Alors que Titus, le 77e et dernier comte d’Enfer, âgé d’à peine plus d’un an quand s’achève le premier tome du cycle, comprend vite que le salut passe par la distance prise d’avec l’immobilisme dont la Cité interdite est le pesant symbole. À la tyrannie du rituel, tacitement reconduit et servilement accepté, caractérisant aussi bien la monarchie britannique que les dynasties impériales de Chine, il opposera le pas de côté, l’appel des lendemains futuristes et technologiques, en tout point contraires au néo-médiévalisme des deux premiers volets. 

Peake connaît une dernière épreuve, quand la démence qui couve l’empêche peu à peu d’écrire. Il meurt avant d’avoir pu mettre en chantier le quatrième volume du cycle, qui entendait marquer un nouveau départ dans la carrière de Titus. Si bien que, rétrospectivement, on ne sait trop si la dislocation de facto de Gormenghast, marquée par l’apparition de toutes sortes de lézardes dans l’édifice, est à mettre sur le compte de la santé mentale de plus en plus chancelante de l’écrivain ou d’une conception plus dynamique et ouverte de l’Histoire. Reste que, dépositaire de tout un savoir ancestral sur le passé gothique, Peake n’a jamais injurié l’avenir. En le lisant, écrivait le grand André Dhôtel en 1974, « il semble toujours que nous attendions l’aurore ».