Pendant une trentaine d’années, l’ONG Memorial s’est employée à entretenir la mémoire des répressions de masse de l’époque soviétique et à défendre les droits de l’homme dans la Russie contemporaine. Fort de sa connaissance des régions périphériques de la Fédération de Russie, le journaliste Étienne Bouche consacre un livre à ce pilier de la société civile russe dont la justice a ordonné la liquidation à la veille de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, en février 2022.
L’ancien correspondant à Moscou écrit l’histoire de l’association depuis sa fondation, à la fin de la perestroïka dans les milieux de la dissidence, jusqu’à sa liquidation par la justice russe. Memorial comportait en Russie deux branches, l’une œuvrant à entretenir la mémoire des répressions de masse de l’époque soviétique, l’autre à défendre les droits de l’homme dans la Russie contemporaine. Inlassable aura été pendant ces trente ans l’activité de Memorial sur l’ensemble du territoire russe, en dépit des tracasseries et des persécutions croissantes, rendues possibles notamment par la loi sur les « agents de l’étranger » de 2012.
Comment donner une idée de ce qu’a pu représenter Memorial en Russie ? Peut-être en évoquant trois souvenirs personnels. Moscou, 2015. Je vais voir au siège de Memorial l’exposition « Droit de correspondance, lettres des détenus politiques des camps soviétiques des années 1920 aux années 1980 ». En ce jour de semaine, la salle est vide ; une dame à l’épaisse monture de lunettes très soviétique descend de son bureau et propose de me montrer l’exposition. « Quel est l’état de vos connaissances sur le Goulag ? ». « Assez élémentaire », répondis-je, et nous voilà nous plongeant tous deux dans les lettres d’anciens zeks à leurs proches et observant les traces de censure ; le titre de cette exposition construite à partir d’archives privées léguées à Memorial faisait allusion à l’expression « dix ans sans droit de correspondance », utilisée par le pouvoir soviétique pour occulter les exécutions.
Ville de Perm, dans l’Oural, en 2016 : je passe un peu par hasard dans le bureau local de Memorial. Son directeur est visiblement en pleine conversation téléphonique avec une ancienne détenue. « Quand donc vous mettrez-vous à écrire vos mémoires, Lidia Sergueïevna ? Depuis le temps que je vous dis qu’il suffit d’écrire un peu chaque jour ! » Moscou, la même année : on m’invite au vernissage d’une exposition qui compare les différentes manières qu’ont les manuels scolaires des pays européens de relater la Seconde Guerre mondiale ; des amis me font signe de me déplacer : je suis dans le champ d’un reportage de la chaîne Russie 24 qui s’insurge contre cette insulte à la mémoire de la « Grande Guerre patriotique ». La simple idée d’une pluralité de récits suscite des réactions très violentes.
Étienne Bouche revient sur quelques-unes des très nombreuses activités de l’organisation. Il est notamment question de ce moment majeur qu’est la cérémonie de la restitution des noms, au cours de laquelle sont lus, tous les 29 octobre, sur la place Loubianka et ailleurs, les noms des personnes exécutées par le régime soviétique. Étienne Bouche a aussi assisté en 2017 à la remise des prix du concours « L’homme dans l’histoire. Russie. XXe siècle », qui s’adressait à des lycéens invités à écrire un essai sur une thématique historique ; en dépit des obstructions du ministère de l’Éducation, des lycéens de provinces lointaines avaient fait le voyage. En janvier 2022, le journaliste visite la dernière exposition organisée par Memorial en Russie, consacrée à l’expérience féminine du Goulag, peu avant que la justice ne confirme la liquidation de l’organisation. Quant à l’attribution du prix Nobel en octobre 2022, Étienne Bouche souligne qu’elle est quasiment passée sous silence par les grands médias russes.
Ce qui rend précieux le livre d’Étienne Bouche, c’est notamment la connaissance qu’a acquise son auteur des régions périphériques de la Fédération de Russie. Le livre est construit pour l’essentiel selon une logique géographique, à partir de reportages et de portraits. Un des chapitres évoque le travail de la section de Krasnoïarsk de Memorial, puis la rencontre dans la petite ville de Ienisseïsk avec une professeure d’histoire qui s’intéresse à la déportation des Allemands de la Volga. Dans un autre chapitre, Étienne Bouche décrit le contraste entre la vision monumentale et épique de la « Grande Guerre patriotique » à Volgograd (anciennement Stalingrad) et la perception qu’en donne un passage par la ville d’Elista, capitale de la République de Kalmoukie, où l’on garde mémoire de la déportation collective du peuple kalmouk ordonnée en décembre 1943. À l’aune de la guerre en Ukraine, on lit avec une attention particulière les pages consacrées au musée du camp Perm 36, où furent détenus de nombreux prisonniers politiques du mouvement national ukrainien, tel le poète Vassyl Stous, qui y finit ses jours en 1985. Unique musée de Russie consacré à un camp in situ, le musée de Perm 36, né d’une initiative locale, a été repris en main par les autorités russes en 2014, qui en ont revu la muséographie.
Tout en décrivant les activités menées par Memorial dans différentes régions de Russie, Étienne Bouche montre comment celles-ci se heurtent de plus en plus à la politique mémorielle du Kremlin et à la « mise en place d’un imaginaire de la grandeur dissocié de l’historicité ». Après la dissolution de l’ONG, Étienne Bouche s’entretient aussi avec l’un de ses fondateurs pour tenter de comprendre « le rendez-vous manqué entre Memorial et la population ». Le parti pris géographique du livre rend parfois difficile de percevoir les étapes des attaques du pouvoir contre Memorial, d’où l’intérêt de compléter cette lecture par celle de l’article de Nicolas Werth « Memorial sur le front de l’histoire » (revue Esprit, avril 2022). L’historien y soulignait notamment que « de manière significative, les attaques contre Memorial ont franchi un nouveau seuil à partir du moment où l’ONG a commencé à publier non plus seulement des listes des victimes des répressions de masse, mais celle des fonctionnaires du NKVD impliqués dans les arrestations et exécutions de masse ». Cet article permet aussi d’avoir une vue d’ensemble de l’apport des travaux des historiens de Memorial à la connaissance de la Grande Terreur de 1937-1938, de l’histoire des camps, et des déportations de populations, là où la dimension proprement historique du travail de Memorial reste assez peu abordée dans le livre d’Étienne Bouche. Ce même numéro d’Esprit comprend un entretien avec Alexandre Tcherkassov, directeur du centre des droits de l’homme de Memorial, qui a documenté les violations des droits de l’homme dans diverses zones de conflit, en particulier la Tchétchénie. Entretenir la mémoire des répressions et défendre les droits humains dans l’espace post-soviétique reste de nos jours le double combat de l’association Mémorial France.