Des pèlerinages et de tout autres choses 

Voici un ovni, texte et entreprise, écriture et réflexions à jamais singuliers, qui appartiennent à un auteur, Alphonse Dupront (1905-1990), universitaire insolite même au sein de l’université mandarinale antérieure à 1968. Ces écrits sont liés à la mise en place d’entreprises collectives dont le gigantisme n’effrayait pas. De l’examen de pèlerinages vestiges au lendemain de Vatican II à l’introduction de la sémantique historique alors innovante pour traiter les cahiers de doléances de 1789, tout ce qui agrège des mots et des maux, les espoirs et les pulsions d’avenir, tout ce qui faisait foi dans l’intermittence des choses fut la préoccupation d’un « maître » auprès de qui nombre d’historiens devenus majeurs firent leurs apprentissages premiers.

Alphonse Dupront | Des pèlerinages. EHESS, 352 p., 14 €

Ce « recueil inédit » reprend surtout les protocoles de l’enquête sur les pèlerinages que dirigea Alphonse Dupront à partir de 1965. Dominique Julia, élève historique de Dupront, le présente avec Philippe Boutry ; ce sont eux qui lui ont succédé au CARE (Centre d’anthropologie religieuse européenne) et ils donnent le contexte d’époque d’un travail dont ils savent les fondements et les développements, ce qui fut leur Centre a ensuite rejoint  l’actuel CéSor, le Centre d’études en sciences sociales du religieux de l’EHESS que dirigea ensuite Pierre Antoine Fabre.  

Traqué, le pèlerinage n’est pas qu’affaire de « simples de grande foi » ; ces dépôts, ces traces obligèrent à des travaux et démarches non réductibles aux publications finales. La quasi-totalité des évêchés répondit aux sollicitations d’inventaire, ce dernier fût-il plus que lacunaire. La curiosité porta d’abord sur la manière de faire et la volonté de percer l’au-delà de ce qui se résume en faits positifs marqués de formes attendues. Cet « atelier de l’histoire », pour reprendre un titre ultérieur (François Furet en 1982), se déroule au début d’un long travail, percuté en ses débuts par la vague théoriciste et structuraliste et plus encore par l’amenuisement de l’objet qui tombait en désuétude, malgré la vaillance des enquêteurs, Dupront ayant même entraîné Furet un 1er mai à un pèlerinage à Saint-Marcou dans le Perche. 

La mise en perspective du statut des études et de l’anthropologie du pèlerinage, tel qu’on le perçoit en ce second XXe siècle, insiste sur les pistes peu frayées, en marge du livre et de ce qui s’écrivait, dont Dupront n’appréciait que peu l’effet réducteur : « valeur mineure et qui n’était pas de mon monde ». Sa curiosité insatiable pour ce que le collectif donne au sacré, avec ou sans croyance décisive dans quelque mental collectif jungien, a conduit une réflexion de longue haleine dont l’écrit majeur fut bien plus tardif : Du sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages (Gallimard, 1987), une sorte d’aboutissement pour une quête sans fin car la passion de percer tout ce qui pouvait se voir, se dire de l’intérieur (selon les valeurs « émiques », celles des protagonistes), forge des interrogations sans réponse pour un champ culturel qui n’avait pas conquis sa future capacité d’invention. 

Alphonse Dupront, Des pèlerinages
36ᵉ pèlerinage à Lourdes (1908) © Source gallica.bnf.fr/BnF

Ébranlement de l’âme collective, le pèlerinage n’est pas qu’affaire « de simples de grande foi » mais nécessité collective et besoin pérégrin. Ce « vécu insaisissable », « bloc de continu » qui n’arrive pas à disparaître, inscrit une pérennité sans âge des passés rassembleurs ; là convergent des pulsions de départ indistinctes et des espérances multiples. Ces focalisations sur des pratiques, cavernes chtoniennes ou hauteurs, statues dressées plutôt qu’images peintes, manières de faire avec icônes et mâts enrubannés, ne sont que peu ou prou dotées de formes liturgiques plus classiques ; ce sont d’abord des efforts et des subjectivités qui signent des aventures personnelles et le besoin d’ascèse. Le dialogue des convergences humaines, des lieux, des dates et des rites inventés donne une épaisseur aux lieux dans un « commerce de sacralité » d’un autrefois peu défini mais qui ne le fossilise pas en « toujours » puisque chaque acte se dote d’une « recharge » parfois dite « panique », mot dupronien courant en cas de malheur et d’insaisissables aspirations dont la densité, pour ne pas dire l’authenticité, fait sourdre le terme de « poignant ».

Dans ce qui était alors l’histoire des mentalités, la puissance vitaliste des surgissements tirait sa valeur de traits résurgents posés comme « relique » faute de se pouvoir périmer, asserte Dupront. Le pari de se saisir de la matérialité de l’éphémère de gestes et de son sens ne fut pas moindre que de reprendre sous l’angle des faits de langue la doléance politique des cahiers des états généraux de 1789. La fascination du chiffre venu de la productivité de la démographie alors science phare donna à la sémantique historique naissante l’audace de se glisser à la charnière du culturel et du mesurable. 

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Opposable ou en symétrie, on appliqua du chiffre aux sciences de l’esprit, très présentes par leurs origines germaniques, car les universitaires de la génération d’Henri-Irénée Marrou et de Sartre en savaient la langue, quitte à ignorer – sauf Aron – le monde anglo-saxon. Des fiches en carton mettaient en œuvre d’énormes machines matérielles et immatérielles, intellectuelles et techniques. Des « perforeuses » œuvraient en sous-sol boulevard Raspail et ces soutiers des pratiques du temps des dinosaures de l’informatique permettaient le traitement de données qui supposaient une organisation, et d’abord des moyens et des réseaux que le mandarinat facilitait. Michel de Certeau, lui-même passé par le séminaire de Dupront, ne cessa de le seriner. 

Le séminaire qui rassemblait en un son très singulier les agents de l’entreprise a assumé « la chaîne vive » de la transmission. Le présent volume fait perdurer par l’écrit du passé, qui d’ailleurs est souvent constitué d’entretiens, le passé d’une approche travaillée dans le foisonnement des paradigmes. Certes, au départ fut l’anthropologue Arnold van Gennep déçu de son expérience algérienne et le repli des « grandes enquêtes » sur la métropole (Plozevet, l’Aubrac, Minot, les Baronnies), mais ces écrits montrent surtout que l’on pouvait se permettre des agencements baroques pour scruter les silences de l’historiographie et que l’on pouvait focaliser l’attention du chercheur sur le centre énigmatique de son objet sans en supputer le résultat, attendu ou requis. Aux belles heures des sciences humaines, les problématiques hasardées ne faisaient en rien obstacle au goût d’entreprendre avec une audace désencagée qui excède la littérature publiée qui s’ensuivit parfois avec de réels succès.