Un remède contre la peur

Âgé aujourd’hui de soixante-seize ans, riche d’une vie de militant opposé à tous les totalitarismes et d’une œuvre de haute qualité littéraire, il était temps sans doute, pour Drago Jančar, de se tourner vers le petit garçon qu’il fut, fils d’un ouvrier communiste compagnon de Tito et aveugle à la dérive autocratique de ce dernier, afin de conter ses apprentissages durant l’après-guerre.

Drago Jančar | Au commencement du monde. Trad. du slovène par Andrée Lück-Gaye. Phébus, 320 p., 22,50 €

Envahie et dépecée par Hitler, la Slovénie avait opposé aux Allemands dès 1941 une résistance acharnée, connu ses héros et ses collabos, gagné en 1948, année de la naissance de l’auteur, son indépendance au sein de la Yougoslavie où le président Tito rompit avec Staline et tenta d’inventer une voie originale vers le socialisme, sans démocratiser pour autant la Fédération, puis se réconcilia avec Moscou en 1960, avant de mourir en 1980 à Ljubljana, capitale de ce pays slovène, aujourd’hui le plus petit et le plus beau peut-être des membres de l’Union européenne. Histoire mouvementée, difficile, faite de violence, de désordres, la guerre partout, la paix rarement, le repos nulle part.

Ce long drame vécu par un peuple de très ancienne origine slave (qui parle encore aujourd’hui une langue originale et proche des racines du russe), le superbe et noble roman de Jančar permet de comprendre qu’il est beaucoup plus présent dans la tradition populaire que passé à la trappe de l’oubli. En tout cas, le récit d’une enfance en est imprégné, et pas seulement parce que l’esprit ancien combattant de la bonne cause antinazie est celui du père et de ses vieux compagnons titistes au cours de leurs périodiques beuveries, mais du fait d’une sorte de permanence du souvenir des luttes, des bombardements, des combats aériens et, par-dessus tout, de la haine du boche chez le moindre des personnages.

Le mérite éclatant du livre, qui met en scène toute une banlieue d’usines et d’immeubles modestes, toute une population partagée entre des hommes ayant adopté l’incroyance portée par l‘idéologie socialiste, et leurs femmes qui continuent à fréquenter l’église, c’est de réussir à faire découvrir au lecteur ce contexte historique omniprésent, à travers la conscience ingénue de Danijel, le protagoniste de l’histoire, dont l’intérêt d’enfant puis d’adolescent va à la découverte de tout autre chose que ces relents guerriers, c’est-à-dire, comme il faut s’y attendre, au sentiment amoureux vecteur de bonheur et de paix.

Drago Jančar, Six mois dans la vie de Ciril, Phébus
Drago Jančar © Héloïse Jouanard

Tout va donc tourner autour de l’arrivée, dans ce lieu de conformisme social peu exaltant et à la mémoire écrasante, d’une jeune et jolie femme qui emménage seule près de la maison familiale et accapare peu à peu l’attention du gamin rêveur au cœur pur, de tempérament plutôt contemplatif et solitaire. Tourmenté aussi, et partagé entre son admiration pour un professeur d’histoire retraité au passé peu clair et  « le pater Alojzij », un capucin auquel sa mère va se confesser en toute confiance et qui s’ingénie à déplier pour ses jeunes auditeurs les vérités contenues dans la Bible. Double influence, d’un côté la science, de l’autre Dieu. D’un côté la complexité des réalités naturelles, de l’autre le simplisme de récits où Jésus est le premier communiste.

En tentant de se faire une idée du monde, Danijel souhaite de tout son cœur en imaginer un qui diffère de celui qui peine à disparaître, marqué par la guerre, la brutalité des rapports humains réduits à de sauvages affrontements dont la dureté inoubliée fait régner dans son esprit une peur latente que seule la certitude du retour des êtres à une normalité heureuse pourrait dissiper. Pendant longtemps, les événements qui l’entourent semblent exaucer ses vœux. Helena, la femme désirée, l’accueille chez elle, c’est l’incarnation même de la beauté et de la bienveillance. Danijel se réjouit de la voir se mettre en ménage avec Pepi, un brave gars, très intrépide couvreur, presque un artiste quand il marche sur les toits, et par ailleurs habile réparateur d’objets du culte dans son atelier de ferblanterie. Un couple selon l’Histoire sainte : la gracieuse épouse et l’artisan dont la bonté rachète la laideur.

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Hélas ! Le cliché est faux. Un jeune voyou devient l’amant de la belle, Danijel est témoin de ses visites nocturnes de moins en moins discrètes et le tableau édifiant du monde réconcilié s’achève en tragédie. Le voyou cambriole l’atelier de Pepi et tue ce dernier au cours d’une bagarre qui se termine par cet accident fatal. Quant à Helena, la charmante Léna, l’affaire dévoile son passé de prostituée puis de femme entretenue.

Mais la conquête de la sérénité s’est révélée impossible bien avant qu’un procès vienne faire voler en éclats l’image du bonheur retrouvé avec la paix. Le professeur d’histoire Fabjan, véritable initiateur à la culture, après une perquisition compromettante qui a peut-être confirmé d’anciennes relations allemandes pendant la guerre, a été envoyé en prison. Ainsi s’écroule une féconde amitié entre maître et disciple. On comprend que la plupart des rêves de Danijel, issus des contes sanglants de la Bible ou des premiers westerns américains, soient remplis d’incendies, de combats et de morts.

Devenu presque adulte, Danijel se confond désormais avec son auteur dans une méditation finale grandiose et sobre, confessant tous deux que, face au monde tel qu’il est, la seule réaction normale est « j’ai peur ». Pourquoi écrire alors ? se demande le vieil écrivain. La conclusion est évidente : le créateur d’un monde, celui du livre, ne saurait se comparer qu’à Dieu qui a créé le monde par le verbe. L’a-t-il fait, comme pourrait le suggérer le texte, en guise de remède contre la peur que lui inspirait déjà l’Histoire en puissance de cette création funeste jaillie des ténèbres ?