Zukofsky, romancier

Ferdinand, court roman du poète américain Louis Zukofsky (1904-1978), ressemble à un conte par son intrigue désuète et son formalisme un peu abstrus. Écrit au début des années 1940, publié une décennie plus tard, c’est un texte magnifique, dont l’artificialité suggère le recul linguistique de l’auteur, de langue maternelle yiddish. Zukofsky, l’un des fondateurs du mouvement objectiviste, montre ici son génie romanesque. Un numéro récent de la revue Europe consacre un dossier à sa poésie, éclairant plusieurs aspects de sa carrière.

Louis Zukofsky | Ferdinand. Trad. de l’anglais (États-Unis) et postfacé par Philippe Blanchon. Préface de Pierre Parlant. Nous, 128 p., 16 €
| Europe, mars 2024. Anne-Marie Albiach/Louis Zukofsky. 395 p., 22 €

Ferdinand, du haut de ses quatre-vingts pages dans la version originale, mérite à peine l’étiquette « roman » ; d’ailleurs, de nombreux critiques considèrent que seul son texte Little, commencé dans les années 1950, appartient à cette catégorie. Peu importe : on a affaire ici à de la poésie en prose, à un livre qui dément l’axiome « size matters ».

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Rien n’est limpide dans la prose de Louis Zukofsky, la neutralité est son mot d’ordre.

Une fois n’est pas coutume, on songe à la musique pop, en l’occurrence à Bang Bang, grand tube de Cher en 1966. Comme avec l’écoute de ce 45 tours, on est déchiré du début à la fin. Le destin tragique est figuré dès l’entrée en matière par un jouet d’enfant : dans la chanson, par un pistolet, ici par une voiturette. « L’objet transitionnel », aurait dit Winnicott, si ce n’est que la transition n’aboutit pas ; la scène initiale est si prenante qu’on reste accroché, le regard porté à jamais en arrière. Ferdinand n’a malheureusement pas de bande sonore, il mérite un accompagnement à la gitane, pour souligner l’ambiance intemporelle du bassin méditerranéen.

« My baby shot me down », chante Cher dans le refrain du tube (« Mon bébé m’a abattu« ). Aucune amoureuse ne tirera sur Ferdinand, ce n’est pas la peine, il n’a besoin de personne pour se tuer, toute sa vie il passe à côté de la vie, son ambivalence crée une tension permanente, ses regrets renvoient aux rêves d’enfance, à la petite voiture renversée par une vague au bord de la plage, submergeant brièvement le garçon et la fille du jardinier qu’il aime et dont il se souviendra bien plus tard, dépité comme Cher. La voiturette lui a été offerte comme cadeau le lendemain d’une première déception, quand il n’a pas pu s’asseoir dans la limousine de « Monsieur le Millionnaire » (en français dans la version originale) : « Le matin suivant, sous le soleil italien, les proches du garçon ne le trouvèrent pas plus mal. Avec Nina, dehors, il essayait un nouveau jouet au fond de la Piazza, laquelle rejoignait la plage à moins de cent mètres de la maison. Assis au volant d’une voiturette rutilante dont la carrosserie ressemblait à la limousine de la veille, bien qu’elle fût ouverte, il s’activait sur les pédales, tandis que Nina, sans cesse, y grimpait et en sortait par le côté. »

Louis Zukofsky, Ferdinand
Louis Zukofsky (1904-1978) © CC BY-SA 4.0/Whiteflea/WikiCommons

Le soleil italien est impitoyable, il éclaire ce drame familial aux allures de tragédie classique : le père de Ferdinand, un « ministre d’affaires » dans « la nation frontalière », l’a confié à sa sœur et à son beau-frère : est-ce de l’indifférence ? de la honte ? L’enfant est issu d’une relation entre le père et sa secrétaire, celle-ci « ayant à peine la moitié de son âge ». Quant au frère aîné, appartenant au même foyer quoique rejeton officiel, il est « plus vieux de près d’un cinquième de siècle ». Cette façon oblique de décrire l’âge des personnages correspond au reste du style ; par exemple, « la nation frontalière » est évidemment la France, jamais mentionnée par son nom, pas plus que la langue de cette nation. Rien n’est limpide dans la prose de Louis Zukofsky, la neutralité est son mot d’ordre.

Sur ce fond neutre, se joue le destin de Ferdinand. Le roman débute « vers 1900 », à Portofino, avec l’incident de la limousine, puis le lendemain l’achat de la voiturette, comme quoi chaque instant d’une vie n’est que le reflet d’un autre précocement disparu, vision tragique qui explique pour beaucoup le cadre italien.

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Adolescent, Ferdinand sera admis au « lycée » (en français dans le texte d’origine) dans « la capitale du monde », autrement dit Paris. Après l’intensité de son ancienne amitié avec Nina, il s’ennuie avec ses camarades de classe. Mais il adore la capitale – décrite de manière abstraite –, dont il arpente les rues incessamment : « Il arrivait en retard au dîner pour s’être attardé au bord du fleuve séparant la ville en deux. Chaque rive avait ses rues pavées et repavées au fil des années. Elles conduisaient aux places, aux jardins, monuments et bâtiments publics – offraient une coupe transversale de l’histoire rappelant les cernes d’un vieil arbre contant son passé. » La vision conceptuelle de la ville rappelle l’urbanisme chez Kafka : « une coupe transversale » est une expression adéquate pour décrire toute la méthode de Zukofsky.

Europe, dans son numéro de mars, offre un excellent complément à ce court roman dans son dossier Zukofsky. On y trouve plusieurs contributions intéressantes, dont un article de Charles Bernstein sur l’orientation sonore de sa poésie, et un autre de Pierre Parlant sur l’influence de Spinoza. Mark Scroggins traite le rapport de Zukofsky à la Shoah, tandis qu’Abigail Lang interviewe le créateur du Z-site. Le poète lui-même se manifeste à travers sept lettres traduites par Lang, ainsi que dans une partie de 4 autres pays, également traduite par elle. 

Cette année, pour paraphraser le film de Costa-Gavras, on pourrait proclamer : Z ! il est vivant !