Deux romans américains – l’un allégorique, l’autre satirique – et un reportage français – lyrique et engagé – éclairent ce que fut l’oppression raciale et économique de la population afro-américaine au cours du XXe siècle. Lectures plus qu’utiles pour le présent.
Depuis de nombreuses années, Edmond Thomas et les éditions Plein Chant donnent à lire et entendre les voix « d’en bas » et celles de « précurseurs et militants » avec une abnégation qu’il faut saluer. Parmi ces voix, celle de Magdeleine Paz (1889-1973) frappe par l’authenticité de son engagement. La réédition de Frère noir fait suite à celle de plusieurs de ses reportages parus sous le titre Je suis l’étranger (La Thébaïde, 2015). Dans cette enquête au long cours parue pour la première fois en 1930, la journaliste remonte aux racines du racisme et dénonce le sort réservé aux Noirs dans la société américaine des années 1920. Publiée la même année que le New York de Paul Morand, elle en constitue l’envers. Là où Morand livre un portrait xénophobe des quartiers pauvres de la métropole, Paz propose un voyage démystificateur dans les entrailles du capitalisme où le racisme n’est qu’un des masques de la domination. La perspective est indéniablement engagée, mais ce qui frappe avant tout c’est la honte d’être blanche qu’exprime Paz, la culpabilité qu’elle ressent face à la souffrance des Afro-Américains et qui fonde son ethos de reportrice.
Du point de vue du style, cela se traduit par un mélange de lyrisme et de statistiques. Derrière chaque donnée chiffrée, on sent frémir l’indignation. Frère noir est un cri de révolte et un cri de ralliement qui doit servir à « forger la chaîne de la solidarité et de la fraternité ouvrière ». Car pour Paz, le sort des Noirs aux États-Unis ne relève pas seulement d’une problématique raciale. Mais si l’autrice aimerait voir la « question raciale » se résoudre – se dissoudre ? – dans la lutte des classes, elle ajoute : « Mais n’oublions pas que la race est opprimée en tant que race. Et qu’il est légitime qu’elle combatte en tant que race. » Le vocable apparaîtra par certains aspects daté – ce texte fut écrit il y a près d’un siècle. Il n’en marque pas moins une date importante dans l’histoire de l’antiracisme hexagonal.
Au tout début des années 1940, Richard Wright (1908-1960) écrit L’homme qui vivait sous terre. Jugé trop violent dans sa dénonciation du racisme, le roman fut refusé par ses éditeurs, amputé de sa première partie, la plus directement politique. Remanié sous forme de nouvelle, il fut redécouvert récemment dans sa version originale. Le récit s’ouvre sur l’arrestation de Fred Daniels, un jeune homme noir injustement accusé du meurtre des voisins de ses employeurs. Trois policiers blancs l’interpellent et lui extorquent des aveux par la force. Particulièrement éprouvantes, ces pages écrites dans un style direct et sans détour procurent le même genre de malaise et d’indignation que les scènes de torture du Joueur d’échecs de Stefan Zweig.
Réfugié dans les égouts, Daniels devient spectateur d’un monde – celui de la surface – dans lequel il n’entre plus que par effraction. Il se construit une caverne où les armes sont mises au clou et où les billets de banque servent de papier peint. Plus allégorique, cette deuxième partie, qui est une réécriture de Platon, concentre la dénonciation de la société capitaliste et de ses fétiches qui sont autant de faux-semblants. Accusé à tort, Daniels prend progressivement conscience qu’il est habité par le sentiment d’une faute originelle, d’une « culpabilité innocente ». Le dénouement, cruel et pessimiste, confère à cette fable politique une noirceur impressionnante. À l’heure du mouvement Black Lives Matter et de la multiplication des crimes racistes liés aux violences policières, le roman de Wright témoigne que sa dénonciation demeure hélas d’actualité.
Moins connue que Richard Wright, Dorothy West (1907-1998) fut elle aussi une figure importante du mouvement culturel et artistique de la Renaissance de Harlem dans l’entre-deux-guerres. Nouvelliste, elle créa le magazine Challenge en 1934 pour promouvoir les auteurs afro-américains tels que Wright. Débuté à la fin des années 1940, Le mariage fut achevé tardivement, à la fin des années 1980. Écart temporel qui explique sans doute une énonciation plus distanciée et ironique. Dans l’Oval, quartier où se concentrent les familles les plus sélectes que comporte la société afro-américaine, Shelby, une jeune métisse d’apparence blanche s’apprête à épouser un jazzman blanc désargenté – centre quasi absent du récit –, suscitant la consternation chez les uns et les autres. La sœur aînée de Shelby avait, elle, épousé un Noir… à la peau trop foncée aux yeux de sa famille pour qui le métissage était une forme de distinction. Les métis y sont décidément ou trop noirs ou trop blancs, ou bien pas assez.
Des femmes noires désireraient être blanches, mais rêvent de convoler avec des Noirs. L’obsession des nuances hante ce récit de l’identité problématique, fruit d’une oppression historique ancestrale. Elle déconcerte d’autant plus que la narration se plaît à brouiller les pistes, comme si elle cherchait à en dénoncer par là la vacuité. Dans le même temps, le récit en montre les conséquences psychologiques réelles, à savoir la haine de soi que les Noirs ont héritée des préjugés racistes à leur encontre. Le mariage est un livre sinueux, troublant, dont les nombreux jeux de miroirs et de variations questionnent aussi bien le racisme que l’idéologie de classe. C’est en fin de compte une satire iconoclaste qui ne retient pas ses coups de griffe ni à l’égard des Blancs racistes ni à l’encontre de l’élite afro-américaine qui s’est empressée d’imiter les règles et les codes de ceux qui les opprimaient encore hier.