Sciascia, de loin et d’ailleurs

Dans le recueil Le feu dans la mer, Leonardo Sciascia (1921-1989) se donne d’abord à lire « de loin » car ces récits sont anciens. Le premier date de 1949 et tous sont antérieurs aux années 1970, à partir desquelles l’engagement militant de l’écrivain, sa « présence active » dans l’histoire, s’élargit à la situation politique de l’Italie, même s’il conserve une vigilance extrême à l’évolution de sa Sicile natale. Mais ces récits sont aussi « d’ailleurs » parce qu’ils parlent en termes immémoriaux de la terre sicilienne, de ses traditions, des comportements sociaux, des mœurs des habitants dans ces bourgs de Sicile.

Leonardo Sciascia | Le feu dans la mer. Récits de Sicile. Trad. de l’italien par Frédéric Lefebvre. Nous, 222 p., 24 €

Leonardo Sciascia parle aussi des deux « modes d’être » qui ne se rencontrent pas, ceux de « Catane et Palerme, le commerce et le fief, le théâtre et la solitude ». Au fil des récits, la Sicile évoquée se donne à voir dans la continuité avec les traditions du XIXe siècle, par l’omniprésence de la mafia, des « crimes d’honneur », mais plus encore par l’évocation de la dureté des travaux et des jours, qu’il s’agisse de la vie des mineurs et des conditions d’extraction du soufre, de la potasse, ou du combat mené par les paysans contre une nature hostile. Telle la vie dans ce village de Ramusa (dont l’étymologie arabe signifiait « terre de tombeaux ») : « terre aride, de roches schisteuses, de failles qui recueillent les eaux de l’hiver et qui s’ouvrent en crevasses profondes au soleil de l’été. Ici le blé et les fèves poussent avec difficulté, d’un vert maladif qui, à peine touché du souffle du printemps, devient sombre, brûlé ».

Pour le lecteur français d’aujourd’hui, l’inactualité de ces récits brefs ouvre l’imagination à une grande diversité, une grande richesse de notations ethnologiques sur le passé arabe et hispanique de la Sicile, sur son histoire (depuis le XIIe siècle !) faite d’invasions incessantes, et donc sur son métissage ethnique, culturel. Ainsi de ce « vieux bourg», avec « sa campagne aux noms et aux cultures héritées des Arabes, avec son château normand, ses églises normandes et catalanes. Pendant des siècles l’histoire y est passée comme les jours de vent et de pluie… » (dans « Le trésor »). Mais le regard de Sciascia témoigne surtout de l’infini attachement, de l’intense tendresse manifestée à l’égard des habitants de cette terre sicilienne, leur humanité, leur foi en cette raison : l’adhésion à cet humanisme du XVIIIe siècle qui n’aura cessé de déterminer la pensée de l’écrivain. « Ici, écrit-il, les gens ont toujours le mot « raison » à la bouche : ils aspirent à la raison, ils sont assoiffés de raison. Le livre que le paysan ne sait pas lire est raison. Un moteur qui fonctionne raisonne. Et Ramusa, avec ses moteurs, ses squelettes d’acier, avec sa géométrie de lampes, est raison. »

Leonardo Sciascia Le feu dans la mer. Récits de Sicile
Paysage de Sicile, à l’intérieur des terres © Jean-Luc Bertini

Ce constat dit encore une confiance dans le progrès, dans l’avenir malgré tout. Malgré les deux guerres mondiales, malgré la guerre d’Espagne (les récits, au fil des années, s’ouvrent au XXe siècle et aux violences de son histoire), tout en maintenant avec conviction cette foi rédemptrice en l’« humanité de l’homme », ou plutôt des hommes. Qu’ils soient d’anciens fascistes (« Le soldat Seis ») ou des mafiosi (« La paie du samedi »), tous attestent d’une parité essentielle devant la difficulté de vivre. Les références littéraires, qui abondent, cartographient un ensemble de noms chers à Sciascia, participant à cet héritage du siècle des Lumières : le « groupe de Catane », Pirandello mais aussi Stendhal, Borges, et bien d’autres comme des contemporains amis de Siascia, tel le peintre Renato Guttuso. Rien n’illustre mieux cette confiance que la commisération dont font preuve les femmes siciliennes face à la violence de la guerre, elles qui, voyant un blessé, qu’il soit allemand, anglais ou fasciste italien, considèrent que cette souffrance doit être secourue, car chacun est « un figlio di mamma » (dans « Les Allemands en Sicile »).

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Le regard de Sciascia témoigne surtout de l’infini attachement, de l’intense tendresse manifestée à l’égard des habitants de cette terre sicilienne.

La lecture de ces récits, rassemblés après la disparition de Sciascia par Paolo Squillacioti, responsable de la nouvelle édition de ses œuvres en Italie, outre l’intérêt qu’elle présente en termes de découvertes culturelles, ethnographiques, de défense et d’illustration solaire d’une « sicilianité » comme art de vivre, permet surtout d’apprécier l’art de conteur, l’art des formes brèves qu’il met en œuvre. De fait, ces textes parfois destinés à des journaux, parfois à des publications pour la jeunesse, parfois à des revues, suscitent souvent l’enthousiasme précisément par leur art de la mise en scène, du dialogue, illustrant souvent cette « rapidité », cet art de « donner à voir », cette « légèreté » dont Italo Calvino célébrait les valeurs – et la nécessité – pour préserver l’avenir de la littérature dans un monde dominé par les images (dans Six mémos pour le prochain millénaire).

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Ainsi en va-t-il de cette rapidité dans l’art de la notation : « B. est un gros bourg sicilien plein de gens extravertis, entreprenants, subtils, les habitants de B. sont célèbres dans toute la Sicile, peut-être même en Italie, pour leur ruse. On y produit des citrons, des magiciens et des hommes de génie » ; dans la légèreté, la brièveté, mises en œuvre, par exemple, dans la narration de l’apparition d’un groupe d’Américains après le débarquement en Sicile de 1943 : « Le 16 juillet dans l’après-midi les Américains apparurent enfin. […] Toute notre attention était attirée par celui qui se tenait au centre : grand, le pas légèrement désaxé, de cow-boy ; les bras nonchalamment écartés du corps, les mains presque pendantes : mais les bras et les mains prêts, on le sentait, à entrer en action, à faire venir l’arme, le coup de feu. Gary Cooper n’aurait pas fait une meilleure entrée. Et pendant les deux ou trois minutes qu’il fallut à la patrouille pour arriver devant le café, nous nous crûmes au cinéma, comme si la vision sortait d’un film et entrait magiquement dans la réalité » (« Gary Cooper à Licata »). Ces récits possèdent encore le charme de la brièveté selon une stratégie narrative souvent entièrement élaborée pour mettre en relief, de façon ironique, humoristique, théâtrale, la « chute » finale, la surprise, conformément du reste à la logique du récit bref. Comme dans cette saynète entièrement dialoguée, « L’escroquerie », où « Son Excellence », accusée par la justice à demi-mot mais avec des preuves d’avoir abusé d’une adolescente, qui lui avait été présentée comme âgée de quatorze ans, va, loin de ressentir une quelconque culpabilité, se révolter face à son pourvoyeur en apprenant qu’elle en avait en fait… dix-sept !

Peut-être les récits les plus réussis sont-ils ceux, entièrement dialogués, qui « donnent à voir », saisissent une attitude, une réplique, en donnant à entendre une voix, souvent ornée de son patronyme, faisant surgir un personnage tout droit sorti de la comédie, d’un théâtre de marionnettes siciliennes, voire de l’univers pirandellien des identités insaisissables. « Le legs » illustre ce type d’apparitions singulières : Calcedonio Fiumara est hanté par l’idée qu’à sa mort sa famille puisse hériter de sa richesse ; aussi, après bien des ruminations, trouve-t-il, pour solution lumineuse ou fuligineuse à cette hantise, l’idée de tout léguer aux résidents d’un asile psychiatrique. Au motif que nul ne s’y sent heureux et, plus encore, avec l’espoir que les membres de sa famille ainsi privés de tout héritage en deviendraient fous : « il lui arrivait souvent de se réveiller avec la pensée joyeuse que les premiers patients de l’asile psychiatrique, ces hôtes agités, seraient ses neveux et nièces ».