Oh when the saints

Il y a plusieurs façons de survivre à sa mort et de réapparaître, l’air de rien, sous la plume d’un écrivain. L’une d’elles est d’observer une phase de latence, sous forme de petits papiers et autres photos, ou simples récits conservés dans l’ensemble brinquebalant et polymorphe que recouvre l’expression « archive familiale ». Quelque descendant, ou voisin, vous tirera peut-être délicatement de l’oubli qui vous aura vraisemblablement recouvert.

Guillaume Marie | Je vais entrer dans un pays. Corti, 80 p., 15 €

Une autre façon, au cas où vous seriez en rupture familiale, est de commettre un crime vraiment atroce : alors la mémoire dite populaire, ainsi que les archives judiciaires, conserveront peut-être le récit de vos méfaits jusqu’à ce qu’un écrivain historien s’empare de votre histoire dans son entièreté. Une troisième a longtemps fait florès : c’était de tout miser sur les humbles valeurs de l’Église et d’être, post mortem, reconnu comme saint. Beaucoup de prétendants, peu d’élus, certes, mais en cas de réussite l’Église mettait en œuvre, comme on sait, tout son réseau d’artisans et de colporteurs d’images pieuses. Côté narration, les « vies de saint », très largement en cours jusqu’au début du XXe siècle, assuraient votre postérité, notamment grâce au catéchisme.

Cette façon de passer à la postérité est tombée en désuétude depuis que le clergé n’a plus l’apanage de l’instruction des enfants. On se souvient bien, communément, de quelques grands saints, Sainte Thérèse d’Avila, ou Saint Sébastien que la Renaissance, après la peste, fit si beau. Ils appartiennent à la grande histoire de l’art ou de la philosophie. Mais la vie de saints mineurs appartient, quant à elle, à des transmissions plus locales ; leur évocation peut provoquer du malaise et du rejet suivant l’histoire de chacun avec l’autorité, voire l’autoritarisme, catholique. Il y a là quelque chose de compliqué et de sensible. De ce point de vue, le peuple des petits saints tombés en désuétude est finalement prisonnier des châsses de l’Église. Et pourtant cette mémoire est là, qui tape aux carreaux de la littérature contemporaine.

Guillaume Marie, Je vais entrer dans un pays
Scènes de la vie de saint Benoît-Joseph Labre, cathédrale St. Macartan (Irlande) © CC BY-SA 4.0/Andreas F. Borchert/WikiCommons

L’an dernier paraissait La sainte de la famille de Patrick Autréaux. Le livre faisait réémerger le culte de Thérèse de Lisieux : il montrait son importance dans le rapport au deuil et à la maladie de la famille du narrateur, dans sa construction genrée, et, à son apparition, pour les soldats de la Première Guerre mondiale. Cette année, En vérité, Alice de Tiffany Tavernier mettait  en scène une jeune femme engagée par le diocèse de Paris pour instruire les demandes en canonisation. Et puis il y a le petit livre lumineux et léger de Guillaume Marie, Je vais entrer dans un pays

On y suit la vie, pour ainsi dire pré-posthume, d’un saint bien moins connu que Thérèse de Lisieux. Qui se souvient en effet de Benoît-Joseph Labre, né en 1748 dans le Pas-de-Calais, mort mendiant à Rome en 1783 ? Dans le récit de Guillaume Marie, il apparait comme un curieux personnage, le plus souvent nommé « il ». Sa vie est racontée comme une suite d’évènements mis à plat les uns à côté des autres, sans vrai lien de cause à effet, avec la factualité lisse des légendes. Il faut dire que ces événements n’ont rien de sensationnel. « Il » ne fonde pas de famille, ne trouve pas de métier, est refusé par tous les monastères qu’il tente d’intégrer, marche sur des chemins, croise des arbres, des enfants, des bandits qui le battent, tombe malade, pose, mendiant, pour un peintre, se relève, ne se lave plus, écrit deux lettres à ses parents puis ne leur donne plus aucune nouvelle.

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On sent, au-delà du récit, une jubilation rare, très juste, celle d’une forme trouvée, d’une expérience esthétique et politique heureuse. Il y a dans cette écriture apparemment si simple un grand air de cantate.

Il ne se cherche pas d’autre profession, après ses tentatives ratées auprès des monastères, que de devenir herbe ou caillou. Ou poisson. Il appelle cela, dans sa ferveur et dans sa puanteur, se rapprocher de Dieu. Ne l’intéresse plus que de marcher, en un siècle qui, en France, s’efforce de réprimer le vagabondage. Son patronyme, Labre, est vraisemblablement de même racine que « Labridae », qui  désigne une espèce de poissons à grandes lèvres. Le narrateur en donne la liste, et elle est évidemment jubilatoire et théologique aussi, peut-être, car elle donne à lire des noms d’animaux dont on n’a pas de représentation bien arrêtée. Ainsi ne se figure-t-on pas bien l’apparence du « labre Napoléon » et du « labre mêlé (ou vieille coquette) ». Ils existent cependant, puisqu’on lit leur nom.

Le personnage de Benoît-Joseph Labre n’a donc, sous la plume de Guillaume Marie, rien d’édifiant, c’est un inoffensif ravi de la crèche, un fada de Dieu sans utilité sociale – n’était notre besoin de marges, qui est immense. Aujourd’hui, on le dirait peut-être psychotique ou plus benoîtement frappadingue. Il est béant. Mais qu’on ne s’y trompe pas : « il » a bien des pouvoirs d’intercession car il nous ramène, avec beaucoup d’intensité, à notre propre désir d’aller pour le plaisir d’aller, à notre propre besoin, parfois, de respirer à l’écart des autres humains. Il nous alerte sur ce que la notion de société et même d’humanité comporte de brutalité, de refoulement, d’assignation bête, de contrôles. Sa béance est la condition de sa béatitude : elle ouvre sur une soif de présence. De cette soif, l’écriture de Guillaume Marie se fait le relais ou le témoin, jamais ironique mais toujours très justement distancié, à distance d’écoute dirait-on. Parfois, le personnage sent un grand vide. Son besoin de consolation est impossible à rassasier. Il prie de façon compulsive. Le rythme de l’anaphore convient aussi bien à l’esthétique de la liste qu’aux litanies rudimentaires qu’il se chante en latin ; ce rythme convient aussi à l’allant de sa marche et aux toponymes. « Il va à Faenza, à Ravenne, à Bologne, à Vérone ».

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La précision des quelques dates, noms de lieux, des citations de français du dix-huitième siècle (fragments de lettres : « Il y a en Italie plusieurs monastères où la vie est fort régulière et fort austère. J’ai dessein d’entrer dans quelqu’un et j’espère que Dieu m’en fera la grâce » ; « Je vais entrer en un pays où il fait bon pour les voyageurs » mais aussi fragments d’ordonnances royales sur la progressive interdiction du vagabondage en France) opère comme des trouées d’histoire dans le français contemporain, très simple, très accessible du récit. Il arrive que celui-ci, sans perdre de sa simplicité, se colore de tournures grammaticales désuètes. On les lit volontiers comme des hommages à Pascal Quignard mais elles agissent ici de façon discrète, fluide. Ce mélange structure une langue à usage unique semble-t-il : faite pour ce livre et nul autre. On y sent, au-delà du récit, une jubilation rare, très juste, celle d’une forme trouvée, d’une expérience esthétique et politique heureuse. Il y a dans cette écriture apparemment si simple un grand air de cantate. Comme son titre l’indique, Je vais entrer dans un pays est un petit livre de voyage, de traversées des frontières – une sorte de viatique –, qui donne envie, sinon de se rapprocher de Dieu, du moins de cheminer longtemps avec l’écriture de Guillaume Marie.