Le Hezbollah est sans doute un des groupes politiques les plus observés et analysés au monde aujourd’hui, tout en restant un des moins bien appréhendés. Le livre de Christophe Ayad, Géopolitique du Hezbollah, présente une histoire politique du « parti de Dieu » depuis sa fondation, au lendemain de l’invasion israélienne du Liban en 1982, jusqu’aux premiers mois qui ont suivi les attaques du 7 octobre 2023.
Après qu’Israël a envahi le Liban en 1982 jusqu’à sa capitale Beyrouth et délogé les leaders de l’OLP, son armée s’est installée au sud du pays et l’a occupé militairement. Sous le poids d’une avalanche de résistances armées, Israël s’est retirée de la ville de Saida en 1985 (l’année où le Hezbollah annonce formellement son existence) mais a continué à occuper le sud du pays jusqu’en 2000. Elle ne se retirera de la quasi-totalité du territoire qu’en 2000. Restent encore sous son autorité quelques régions comme les fermes de Shebaa. Très vite, cette résistance contre Israël devient le monopole du Hezbollah. Ayad décrit, à travers les deux premiers chapitres, comment ce groupe est devenu incontournable en tant qu’ennemi militaire et sécuritaire d’Israël et également en tant qu’acteur politique local sur la scène libanaise et régionale en Syrie et au-delà.
À travers le livre d’Ayad, on comprend la complexité de la relation du Hezbollah avec l’Iran, qui est traitée avec un peu plus de nuance que dans la plupart des écrits sur le sujet. Loin d’être un simple vassal des Iraniens, le Hezbollah répond à des dynamiques locales mais aussi régionales particulières, principalement basées sur la continuité du projet de résistance. L’importance de ce projet, même si articulée plus ou moins bien dans la première partie du livre, perd de son apport analytique dans la seconde partie. Dans cette dernière, on voit émerger un groupe qui étale ses supposés « tentacules » partout dans le monde à travers de supposés trafics de drogue, opérations de blanchiment d’argent, transferts financiers, etc., tout en continuant une marche décrite comme inexorable en vue de contrôler l’État.
Deux problèmes systématiques se posent en réalité quand on écrit sur le Hezbollah. Le premier est celui des sources. Les auteurs sont confrontés à l’une des organisations les plus secrètes au monde. Le deuxième reste de faire face à une campagne médiatique et universitaire, qui depuis quarante ans est menée contre un objet de recherche que les États-Unis, les principaux gouvernements occidentaux, et Israël ont pris en grippe. Le livre d’Ayad pèche ici, aussi bien face au premier défi que face au second. L’auteur ne présente en effet aucune information issue de ses propres recherches. Toutes les informations sont puisées dans une petite poignée d’études universitaires – presque exclusivement du livre d’Aurélie Daher. Plus troublant encore, la seconde partie de son livre se contente de résumer « Le Hezbollah, l’enquête interdite », un documentaire réalisé par Jérôme Fritel et Sofia Amara pour France TV en 2023. Au-delà du titre intrigant (enquête interdite par qui ?), la prétendue enquête est très problématique. Elle repose sur des sources américaines au sein de l’État comme la Drug Enforcement Agency (DEA) qui admettent elles-mêmes dans le documentaire que leurs conclusions se basent sur des conjectures. Évoquant une investigation menée autour d’un ou deux individus qui auraient des « liens » avec le Hezbollah, Ayad répète ce que le documentaire avance : le Hezbollah serait « bien implanté en Amérique latine, notamment en Colombie et au Venezuela ». Parmi les sources mobilisées, figure également Matthew Levitt, star du WINEP à Washington, think tank néoconservateur entretenant des liens étroits avec l’extrême droite israélienne. Les travaux de Levitt, sur le Hezbollah et avant cela sur le Hamas, ont pourtant été depuis longtemps discrédités par la communauté académique des deux côtés de l’Atlantique.
Dans la même veine, le documentaire de Fritel – repris par Ayad – puise ses analyses dans les témoignages d’hommes politiques libanais hautement problématiques, comme Marwan Hamadé ou Ashraf Rifi. À titre d’exemple, Hamadé prétend que l’entrée de l’appareil militaire du parti à Beyrouth en mai 2008 avait pour but de contrôler de l’État et que Beyrouth s’est vidée ce jour-là. C’est factuellement faux. Le Hezbollah mais aussi ses alliés au sein de l’Alliance du 8-Mars avaient décidé de démilitariser la milice du Courant du Futur, parti de Saad Hariri. Celui-ci avait, à travers sa coalition parlementaire, voté une neutralisation du système de télécommunications du parti, un pilier de son institution militaire. Lors des escarmouches à Beyrouth, l’armée libanaise se tenait aux côtés du Hezbollah pour récolter les armes que ce dernier avait confisquées. Et il a de lui-même opté pour le cessez-le-feu dès que le gouvernement a fait savoir qu’il retirait sa décision. Aucune velléité consistant à « prendre l’État » n’était en jeu.
Ce besoin de nuance dans l’analyse de la relation entre Hezbollah et d’autres institutions étatiques est définitivement perdu dans le fameux documentaire de Fritel dans lequel Ayad puise largement le contenu de sa deuxième partie. Pour Ayad, le Hezbollah ne « coordonne plus seulement avec les forces de sécurité du pays, il leur dicte ses directives ». L’intervention en Syrie « est une nouvelle occasion pour le Hezbollah de faire la démonstration de sa puissance et de sa suprématie sur les sunnites au Liban comme en Syrie » au lieu de protéger leur allié stratégique qui permet au projet de résistance de perdurer dans un climat où ce dernier était constamment en danger. Au contraire, le Hezbollah et Israël seraient « les meilleurs ennemis du monde ». Selon Ayad, Le Hezbollah est opposé à la présence de la FINUL (forces de l’ONU) au Sud-Liban – contrairement à ce que l’on lit dans les excellents travaux de Timur Goksel (ancien responsable de la FINUL) ou de Karim Makdisi. Les analyses « géopolitiques » erronées, sous la plume d’Ayad, se multiplient. Ayad pense que, pour les Américains, le Hezbollah est un danger uniquement parce qu’il est le bras armé de l’Iran et non parce qu’il est perçu comme un problème existentiel pour Israël.
Dans le livre d’Ayad, comme dans le documentaire de Fritel, l’ombre du Hezbollah rôde au-dessus de tous les assassinats au Liban qui ont suivi celui du Premier ministre Rafic Hariri en 2005. Indéniablement, Ayad se dispense de tout esprit critique, de toute documentation approfondie et nuancée de l’histoire contemporaine libanaise. Aucune nuance notamment sur la politisation indéniable et subtile du Tribunal spécial pour le Liban établi pour juger les assassins présumés de Rafic Hariri. Pas un mot non plus sur les déboires retentissants qu’avait essuyés le chef de l’enquête, Detlev Mehlis : son manque de professionnalisme et de crédibilité lorsqu’il accusait le Hezbollah sur la base d’informations qui, de son propre aveu, « lui avaient été communiquées par le Mossad » israélien avait purement et simplement décidé le secrétaire général de l’ONU en personne à le limoger en catastrophe.
Cela révèle un dysfonctionnement plus général dans l’ouvrage d’Ayad et son effort de reprise. Malgré un contexte local et régional assez détaillé, la narration d’Ayad présente plusieurs limites. Les actions du Hezbollah sont souvent déconnectées de celles des autres acteurs, locaux ou régionaux, à commencer par celles d’Israël. Le style d’écriture est principalement descriptif, ce qui offre beaucoup d’informations au lecteur mais n’envisage que trop rarement le pourquoi de ce qui est avancé. En résumé, il n’y a pas de clair argument dans l’ouvrage d’Ayad qui expliquerait pourquoi le Hezbollah agit de telle ou telle manière. La seule explication proposée, qu’un lecteur averti trouvera indéniablement courte et caricaturale, serait que le Hezbollah reste en quête d’un pouvoir illimité et ne s’arrêtera pas avant de l’avoir obtenu.
Bashir Saade est maître de conférences en politique et religion à l’université de Stirling et auteur de Hizbullah and the Politics of Remembrance (Cambridge University Press, 2016).