La reconnaissance de l’œuvre de l’artiste californienne Jay DeFeo (1929-1989) s’est longtemps résumée à une seule composition, titanesque, à laquelle elle dédia huit années de sa vie : The Rose (1958-1966). Toile monumentale aujourd’hui exposée au Whitney Museum of American Art, à New York, elle a semblé figer l’attention jusqu’à masquer l’ensemble de son travail. Pourtant, « en amont comme en aval, l’artiste élabora pourtant une œuvre foisonnante, construite sur une expérimentation à partir de matériaux, qui résiste à toute catégorisation simpliste. », nous rappelle Judith Delfiner dans Jay DeFeo. Études xérographiques.
Sculpture, dessin, peinture, assemblage, photographie : DeFeo développa « une conception transversale de la création » qui favorisa « un métissage des techniques artistiques ». La xérographie, outil qu’elle exploita à partir des années 1970, joua « le rôle de médiateur » entre ces différentes techniques, se substituant même peu à peu à une importante activité photographique. « Forme d’impensé de sa création », elle constitue « le revers » de la production plastique de l’artiste, revers négligé jusqu’à présent. C’est donc une part de cet immense corpus d’imprimés réalisés dans le secret de son atelier que présente Judith Delfiner dans cet ouvrage solidement documenté (252 illustrations, reproduites avec soin, permettent de mieux comprendre les utilisations détournées d’un outil bureautique).
Aucune présentation globale de l’histoire de l’usage de la xérographie à de telles fins n’avait encore été publiée ; et peu d’événements ont été organisés sur cette production technique d’images ces dernières décennies – mentionnons ici deux expositions importantes : « Xerography » en 2013, à Colchester, en Angleterre ; « Experiments in Electrostatics : Photocopy Art from the Whitney’s Collection, 1966-1986 » en 2017-2018, à New York. Par ailleurs, les études sur la xérographie comme pratique artistique restent rares, et elles sont attachées à deux moments particuliers de son histoire que rappelle Judith Delfiner : « l’émergence de l’art conceptuel d’une part, et, dans une moindre mesure, le déploiement de la scène punk d’autre part ». Le travail des artistes qui ont déployé les possibilités artistiques du photocopieur, médium intervallaire d’une pratique comprise entre le développement des techniques mécaniques de reproduction et l’avènement du numérique, n’a guère retenu l’attention. Et pourtant, le champ des créations reprographiques a donné lieu à une production artistique extrêmement diversifiée, conférant à ce médium une « autonomie propre ».
Fait remarquable, ce sont très souvent des femmes qui ont utilisé cette technologie de la sorte. « À l’avant-garde de la révolution introduite par la photocopieuse », elles s’en sont emparées et l’ont soustraite à ses applications professionnelles pour en faire un instrument introspectif, un moyen d’exploration de la conscience de soi, et ainsi donner forme à « des compositions exaltant une sensibilité et une subjectivité ». Tour de force dont Jay DeFeo est l’une des figures les plus marquantes. L’habituelle duplication en nombre illimité de documents divers est ici délaissée. « Entre mimesis et imago », ce sont des « images singulières », pourvues d’une « qualité artistique », qui sont réalisées en rupture avec les us et coutumes masculins. Car si, comme le note Judith Delfiner, « de part et d’autre de l’Atlantique, des artistes masculins s’emparèrent de ces machines à reproduire, force est de constater qu’ils n’en firent pas le même usage. Souvent considérées comme de simples suiveuses, voire comme de vraies copistes, il n’est pas surprenant que les femmes artistes aient investi la nouvelle technologie dans un contexte artistique et culturel qui érigeait en valeur suprême le principe d’originalité. Succédant aux grandes œuvres – largement masculines – de l’expressionnisme abstrait, les images xérographiques qu’elles produisaient résultaient du détournement de l’usage bureautique de la photocopieuse, en vue de produire des compositions inédites qui venaient jeter un trouble sur la distinction par trop simpliste entre l’œuvre originale et sa copie ».
Ce sont ces détournements féminins malmenant la notion masculine d’originalité, ce sont ces compositions fragilisant les commentaires attendus sur la fabrique d’une œuvre qui sont expliqués. Pour DeFeo, la xérographie apparaît comme un outil de connaissance et elle est même vécue comme une pratique « quasi-clandestine ». Outre le peintre et poète britannique William Blake, Marcel Duchamp et Bruce Conner comptent ici parmi les interlocuteurs privilégiés de DeFeo. L’œuvre visionnaire et inspirée de Blake conforte chez elle une approche métaphysique de l’existence, « régie par des lois spirituelles que l’art avait pour mission de révéler ». De Duchamp, elle retient une certaine qualité d’abstraction. Les jeux de rapport entre ombres et lumières, l’infra-mince de la différence entre deux objets faits en série (DeFeo qualifiait ses xérographies de « clones imparfaits »), l’insensible différence visuelle des empreintes imprimées et, par voie de conséquence, l’indissociabilité de la dimension optique et de la dimension tactile sont les éléments d’une proximité volontiers reconnue. Quant à la relation de DeFeo avec Conner, qui appartient comme elle à la mouvance de la Beat Generation, elle se caractérisa par « une affinité dans laquelle la notion d’influence n’a pas sa place ». Imaginations ouvertes l’une à l’autre, « créativité en miroir » et même « identité bicéphale » : les deux artistes déploient leurs pensées « dans la même direction ».
Il est difficile de résumer en quelques phrases la richesse tant expérimentale qu’intellectuelle de ce médium qui sollicite nouvellement le visible et l’invisible, exacerbe la sensibilité et permet de dévoiler une subjectivité se cherchant autrement. Contemporaine de DeFeo, Barbara T. Smith en fit un moyen d’exploration de son propre corps, matériau brut d’empreintes multiples composant une œuvre originale, non pas désincarnée mais « à la recherche d’une nouvelle incarnation » (H. Schwartz). Empreintes de mains et objets déposés, collages et manipulation de matériaux divers, ombres portées et formes en train d’advenir : DeFeo, quant à elle, développa une « démarche à tâtons, déployée dans l’obscurité et de manière intuitive », où la main, qui manipule, travaille et compose, précède l’œil. « Alors que Benjamin avait vu dans la photographie le médium qui avait libéré la main au profit de l’œil, la xérographie marquait le retour à la tactilité, à la main, au faire. » Le médium est en effet « un terrain d’expérience esthétique » inédit (M. Poivert) dont DeFeo parcourt et approfondit les potentialités créatrices, accumulant année après année les résultats de cette médiation sans jamais envisager, semble-t-il, de les diffuser.
La fin des années 1980 sonne le glas de l’usage de la xérographie en tant qu’art (la publication du premier guide complet du Copy Art date de 1978). La démocratisation massive de la création d’images photocopiées compromet la reconnaissance institutionnelle d’une pratique restée longtemps privée et confidentielle. Il n’en reste pas moins que la xérographie fut une expérience esthétique féconde. L’œuvre de DeFeo laisse voir le « bouleversement perceptif » opéré par cette technologie de la reproductibilité, et elle met au jour « le lien entre la pure extériorité que constitue la machine et l’intériorité du sujet qui l’actionne ». La xérographie fut une technique exploratoire, parfois physique (Barbara T. Smith), souvent psychique (DeFeo). Elle contribua à révéler « le paysage intérieur » ou « les pays de l’esprit » de l’artiste, qui la préféra alors à des techniques graphiques traditionnelles ou à la photographie. Les images intérieures que DeFeo a créées en grand nombre pendant près de deux décennies témoignent d’un face-à-face discret mais insistant avec un outil peu à peu apprivoisé et aux fonctionnalités maîtrisées, face-à-face qui impliquait « une relation singulière de soi à soi » médiatisée par celui-ci. Il s’agit là d’une alliance paradoxale caractérisant une posture de résistance à la production indéfinie et à la circulation immaîtrisée d’images banales, avant le passage à l’ère numérique de la reproduction globalisée de tout et de rien.