Le frémissement des choses

Au catalogue des éditions La Bibliothèque, fondées en 1992 sous les auspices de Jorge Luis Borges, le collectionneur d’enthousiasmes est sûr de trouver de quoi se nourrir, en puisant à l’aveugle : Jean Lorrain, Lucrèce Luciani (un essai sur saint Jérôme), les Vies parallèles de Blaise Cendrars & de Charles-Albert Cingria par Bertrand Delvaille, ou l’œuvre encyclopédique de poche élaborée par Michéa Jacobi. Un autre jour, sa main tombera sur un ruban, celui de Catherine Shan, qui est à la fois une pièce de vêtement, un motif, un essai, une découverte et une occasion de délices littéraires.

Catherine Shan | Le roman du ruban. La Bibliothèque, 232 p., 21 €

En 1984, la future Catherine Shan écrivait : « Le patronyme, la désignation juridique […] c’est considérable. / Je m’appelle Cathy N’Diaye ». On ne connaît pas la raison de l’abandon d’un patronyme considérable, peut-être une certaine homonymie, et ce qu’elle peut avoir d’encombrant quand elle engendre des quiproquos, chaque jour de la semaine. Quoi qu’il en soit, on ne peut s’empêcher de voir dans cette réécriture du nom une victoire de la fiction littéraire sur la désignation juridique, et sur l’identité, comme si Shan choisissait de se traduire elle-même en littérature pour s’accorder le sursis de la chose écrite. Un sursis de courte durée : Catherine Shan disparaît en 2018, après cinq livres, quelques pas dans le cinéma, des années d’enseignement et de journalisme ; elle laisse dans son tiroir les admirables pages de ce Roman du ruban ; six ans plus tard, des éditeurs ont la bonne idée de les en retirer pour les exposer à la lumière du jour.

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Shan note ici en peu de mots l’essentiel littéraire qui est le sien mais qui devrait être celui de tous : l’acuité du regard, la faculté de dire et la nécessité de s’émanciper de la parole des autres.

Dans Gens de sable, où elle évoque en diagonale ses années d’enfance africaine (Sénégal et Niger, entre autres), N’Diaye/Shan fait déjà preuve d’attention, nécessaire à l’écriture ; elle en déplore le défaut chez ceux qui n’en ont pas ou ne veulent pas l’exercer, critiquant par exemple les « platitudes élogieuses sur les boubous », nécessairement chamarrés : « Manque de sens de l’observation […] et incapacité à dire ou, plutôt, difficulté à échapper au dire de l’autre. » Shan note ici en peu de mots l’essentiel littéraire qui est le sien mais qui devrait être celui de tous : l’acuité du regard, la faculté de dire et la nécessité de s’émanciper de la parole des autres. La précision de certaines pages consacrées aux tissus : « Depuis le riche bazin des jours de fête jusqu’à la cotonnade-toile-d’araignée » est celle du Roman du ruban ; elle anticipe de peu, également, son essai sur La coquetterie ou la passion du détail, publié en 1987 aux éditions Autrement. « La vraie coquetterie est rusée, elle se cache derrière la prétendue contrainte, la supposée raison pratique » ; on ne relève pas un boubou pour éviter de le faire trainer, mais pour « laisser apparaître le pagne, chef-d’œuvre de broderie et de tissage ». Toujours libérée du dire des autres, Catherine N’Diaye note, avec quarante ans d’avance : « Une génération a grandi, le discours tourne en rond dans l’affirmation circulaire de l’identité, et dans l’assertion de la nécessité de cette affirmation. »

Le roman du ruban se place d’emblée, comme La coquetterie, sous l’égide de Francis Ponge : une étude formelle, tactile, spirituelle et perspicace des choses ; le souci de la précision compatible avec les digressions, ou même avec le vague et l’incertain, à l’image du ruban lui-même, à la fois ligature et flottement (Shan a peut-être procédé comme, paraît-il, George Brummel, capable de travailler deux heures pour donner à son foulard le négligé qui lui convenait). La « voie audacieuse » inventée par Ponge, c’est aussi une attirance pour le trivial, comme l’un des terrains privilégiés de la littérature quand elle prend un malin plaisir à sublimer tout en ayant l’air de s’abaisser, et s’amuse de cette entourloupe. Page 70 : « Et si Pozdnychev [dans La sonate à Kreutzern’avait pas été en chaussettes au moment où il a surpris sa femme avec son amant, l’aurait-il poignardée après l’avoir frappée ? […] Ces chaussettes, qui se détachent de la masse des mots, c’est ce qui nous garantit la vérité de cette histoire ». Page 72 : « Nous glissons entre ces choses et leurs reflets avec la légèreté du fantôme, “la légèreté du lecteur”, l’écriture étant la seule chose qui nous emporte dans son mouvement, celui des choses dites. » Pour donner de l’élan à son écriture comme à son lecteur, Catherine Shan demande aussitôt « Quelles choses ? » – celles qui se trouvent dans les livres, comme dans la nouvelle de Tolstoï, celles qui se trouvent en dehors et celles qui se tiennent dans le voisinage le plus intime et le plus simple de l’écriture : « Ma table. Mon attirail sur ma table. Et ma lampe qui m’accueille. Je me suis levée tôt pour poursuivre l’écriture de mon livre et je suis seule dans le frémissement des choses. »

Catherine Shan, Le roman du ruban
Ruban © CC BY-SA 2.0/Dave Kleinschmidt/Flickr

Shan semble avoir choisi son objet en puisant au hasard dans un nécessaire à couture : ça aurait pu être l’épingle ou le pompon – en vérité, son choix est réfléchi et malicieux, le ruban assure des liens avec souplesse, et on ne sait pas toujours s’il est là pour orner ou pour faire tenir. Catherine Shan joue de cette ambivalence, qui est aussi une liberté de ton : tantôt elle assure la rigueur de sa démonstration, à l’aide des nœuds logiques, tantôt elle privilégie une composition plus picturale, ou musicale, faite de voisinages, de détours, de glissements ou de suspension. 

Elle écrit : « Cette vie silencieuse qui se situe entre le mouvement et le repos, c’est de l’intelligence transformée qui s’est incorporée à la matière au point de paraître n’être qu’une pure forme » – et plus loin : « L’esprit peut traverser rapidement cette matière à peine existante. Il en sent l’abstraction très encourageante. » Si le ruban se tient à mi-chemin de la matière et de l’esprit, Shan peut en profiter pour osciller du concret à l’abstrait ; elle cherche la présence d’un ruban précis dans les romans et dans les tableaux, attentive à sa place, à sa couleur, à sa taille, curieuse du rôle qu’on lui fait jouer, mais elle ne craint pas de sortir de son sujet : la polysémie et l’association d’idées lui en donnent l’autorisation – de toute façon, à défaut, elle se la donnerait elle-même. Et comme le ruban invite à l’abstraction, Shan se permet aussi, en passant, d’ébaucher une théorie du roman : « Non, le roman ne recrée pas la vie, ne prolonge pas la vie. Il recrée le décor de la vie » (sur cette lancée, en quelques lignes, Catherine Shan pousse son intérêt pour les choses jusqu’à convertir en choses, tour à tour, les personnages de romans, Jean-Jacques Rousseau, le père d’Eugénie Grandet, Ada et Van de Nabokov (Ada ou l’ardeur), et la phrase de Gustave Flaubert.

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Le ruban lui a servi de clé ou de sauf-conduit pour entrer partout, fureter partout, repartir ni vu ni connu, retourner à sa table de travail, et y enregistrer le frémissement des choses.

Dans ce roman qui est un essai, il est question d‘À la recherche du temps perdu, « long ruban de l’œuvre », de Matisse évoqué par Aragon, des lits de Fragonard, du ruban donné par Charlotte à Werther, du ruban « qui est au chapeau de la fille de quinze ans dans L’Amant », du ruban des 120 journées de Sodome, long de 12,10 m, de la physique d’Aristote et de celle de Descartes, de romans trouvés dans une cabane au fond d’un jardin (ouvrages « d’auteurs totalement oubliés »), d’un graffiti du XVIIe siècle tracé au noir de suie dans une grotte, de l’Odyssée, de Pénélope, et encore de Marcel Proust. Catherine Shan avait ramassé ce ruban, mine de rien, alors qu’il n’intéressait personne, il lui a servi de clé ou de sauf-conduit pour entrer partout, fureter partout, repartir ni vu ni connu, retourner à sa table de travail, et y enregistrer le frémissement des choses.

Les observations de Shan sont pertinentes et subtiles ; bien d’autres essayistes à sa place auraient enveloppé leur pertinence et leur subtilité de beaucoup de sérieux, et même de gravité, l’intelligence n’étant pas un sujet de rigolade. Shan choisit au contraire l’élégance de la légèreté ou de l’humour ; pour ménager une certaine distance entre elle et son essai, elle mentionne le livre possible, les livres qu’elle aurait pu écrire, qu’elle envisageait d’écrire et qu’elle n’a pas écrits, ou pas entièrement, et dont la possibilité l’accompagne, en cheminant sur un âne. « J’ai d’abord songé à faire un beau livre […] ça aurait été un de ces beaux livres qui finissent chez les soldeurs. […] J’aurais aimé qu’au début ou à la fin de chaque chapitre de ce livre, un code imprimé permette au lecteur, en le flashant, de consulter une sélection d’extraits de films et de toutes sortes d’images ». Et plus loin encore, cette note : « Si un jour j’écris ce livre… » Le roman du ruban, livre posthume, tient entre les mains du lecteur comme un livre possible parmi d’autres livres possibles, saisi par la réalité à la suite d’un heureux hasard ; il conserve quelque chose de sa nature de livre potentiel : « Certains livres portent en eux une hésitation. Le livre la dépasse, puisqu’il s’écrit. Mais quelques-uns de ces livres autorisent l’auteur à reprendre cette hésitation à la source ».

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Le mot sprezzatura apparaît dès la page 25, « signe d’une liberté », située « entre la désinvolture et la grâce » ; il est alors question d’autres choses et d’autres personnes, mais cette sprezzatura mitoyenne de la grâce est bien celle de Catherine Shan, le long de toutes ces pages. Il lui suffit parfois d’une adresse au lecteur dans le style des apartés de Robert Walser : « Et Fragonard, alors ? Vous l’attendiez, bien sûr. Voilà voilà » ; ou encore « Allez ! Allez ! J’arrête là mes efforts pour le rejoindre » (en l’occurrence, rejoindre L’homme au ruban noir de Sébastien Bourdon). Elle ajoute, page 112, ce qui pourrait tenir lieu de devise aux partisans d’une sprezzatura radicale (si pareille chose est possible) : « Quand on travaille souvent couché comme je le fais, on ne change même pas de position pour paresser. »

Cette étude du ruban en forme de ruban se termine par un index (Abyssins, Giordano Bruno, Pelote, Signet, Vermeer), cadeau modeste mais toujours bienvenu offert au lecteur comme un substitut à la béatitude. Dans les périodes de grands ou de petits marasmes, il n’est pas mauvais de consulter un index : énumérer les choses constituant le monde nous donne une idée de son abondance en plus du sentiment trompeur mais agréable de pouvoir le reconstituer à tête reposée si jamais il tombait en morceaux.

« Le désir d’écrire ne peut jamais naître du simple besoin – l’art ne saurait surgir d’un manque trivial. Il y a une condition sine qua non à l’effet esthétique, c’est cette conversion du besoin en désir. C’est à cette condition qu’on invente une autre beauté ; il faut convertir le manque d’être jusqu’à le rendre méconnaissable », écrivait Catherine Shan dans Gens de sableLe roman du ruban accomplit parfaitement ce programme.