Ode à la paix, Les Nymphéas de Monet ? Peut-être, mais en les regardant, le narrateur de Grégoire Bouillier, Bmore, est pris d’une crise d’angoisse. Si violente qu’elle lui semble, à elle seule, mériter le nom de « syndrome ». Et l’en voilà persuadé : quoi que puisse en penser sa comparse, Penny (réduite à sa plus plate évanescence), il y a un cadavre (ou deux, ou quelques millions) sous ces fleurs. Du reste, sans quelque débordement macabre, comment s’expliquer que Monet ait peint non pas une ou deux, mais bien 400 toiles de nymphéas ?
Penny n’est pas d’accord, mais Bmore s’en fiche. Il va mener l’enquête en aventurier, comme Bob Morane. Il va « vroumer », c’est-à-dire zoomer sur des détails inattendus et vrombissant de sens. Il va enquêter, dans la vie de Monet, dans sa peinture, ses amours. Prendre en compte les morts en vrac de la Première Guerre mondiale, grâce à ses livres, sa culture picturale et Internet. Convoquer la première épouse (Camille Doncieux, qui fut aussi le modèle fétiche du peintre). Regarder le très impressionnant Camille sur son lit de mort : après cette peinture, remarque-t-il, Monet se détournera de la figure humaine et se lancera dans des séries de peupliers, puis de meules, puis de vues, etc.
Bmore « vroume » aussi sur la bibliothèque de Monet, brandit victorieusement les nouvelles d’Edgar Poe qui racontent les morts d’une femme aimée (elle n’en finit pas de mourir), puis passe par la description des visites touristiques (et selon lui jumelles – chacun ses lubies) d’Auschwitz et de Giverny. On patauge dans le désastre. Bmore n’est pas à une association d’idées près : il se souvient aussi de Ferdinand Hodler peignant comme Monet sa femme morte. Il réfléchit à la différence entre le citoyen (objet des soins de l’État) et l’individu (être trouble, traversé d’émotions hirsutes à qui s’adressent, en définitive, les œuvres d’art). Il tombe (dans ses pensées) sur Amédée ou Comment s’en débarrasser de Ionesco, sur le cadavre (encore un) qui ne cesse d’y grandir, et qui a symbolisé pour lui la mort de l’amour entre ses parents quand il avait sept ans – et que, comme Monet, il voulait sauver sa mère. Car ici comme dans l’impressionnisme, c’est le regardeur qui fait le tableau, et l’important n’est pas tant le motif (Les Nymphéas) que ce qui se passe entre le motif et le regardeur – Bmore.
Ainsi vue, l’œuvre d’art a la puissance d’un vortex. Elle fait exister un temps qui n’est pas celui de la linéarité historique, qui se construit en s’énonçant : par digressions, errements, micro-souvenirs redevenus grands, associations d’idées, enchâssées les unes dans les autres, redoublements de parenthèses. C’est un temps à la fois intime, affectif et collectif. Il fonctionne sur les ressemblances et les dissemblances d’histoires et d’émotions. Faut-il le préciser ? La parole de Bmore oublie parfois l’œuvre qui était son point de départ, se nourrit d’elle-même, revient à l’œuvre, la perd à nouveau.
De fait, Bmore produit une parole traversée d’obsessions, de tics de langage, de mises en scène de soi souvent comiques, et cette parole est dénuée de centre, car il semble que tout ne fasse que s’y dédoubler et s’y répéter. Comme dans Les Nymphéas, donc. Mais en beaucoup plus remuant et bavard, ce qui fait tourner court l’analogie. Le décentrement, chez Grégoire Bouillier, est mis en scène. Un même récit (par exemple, le visionnage d’Amédée ou Comment s’en débarrasser par petit Bmore) peut être repris à différents moments du livre. Grégoire Bouillier mêle à plaisir les histoires, les fait varier selon les défaillances ou retours de mémoire de son narrateur qui se trompe et détrompe ; opère de vrais faux coups de théâtre, se répète (on ne spoilera pas le remous des dernières pages). Et c’est toujours la même histoire : des gens souffrent et meurent alors qu’ils voulaient vivre.
Ici, les différents récits auxquels s’adonne le narrateur n’existent pas seuls. Le Verbe ne donne pas, dans sa majesté, consistance ou origine au monde (las, c’était l’affaire de Dieu, mais il est mort !). Les récits prennent de la consistance non d’eux-mêmes mais en s’insérant dans une série, dans une répétition – par exemple, les morts de femmes d’artistes – qui désorigine la parole. Esthétiquement, ils n’ont pas besoin d’être magistralement développés pour entrer dans la série. Ils sont portés par un flux de parole effréné, une soif des rapprochements, qui bien souvent, et même en zoomant, se contente en fait d’imaginer à gros traits quelques scènes, bien voyantes, avec de forts contrastes émotifs (mort de l’une des protagonistes, vie et amours de l’autre, par exemple). Ce sont des pitchs ou des esquisses de ce qui pourrait, dans une autre esthétique, être un roman à soi tout seul.
Mais, telles qu’elles sont, ces scènes suffisent à faire jouer les ressemblances qui relancent la verve du narrateur, la mise en série, le passage d’un domaine à un autre. S’ensuit une impression de refus de toute forme de solennité et de fini narratif. On peut s’en agacer parfois, trouver que le narrateur exagère son apparent histrionisme. On peut aussi relever le fait que, manifestement, il ne veut pas de complicité trop poussée, trop stable avec le lecteur. De cette façon, les deuils narrés, singuliers ou collectifs, gardent leur opacité sensible, leur capacité à déranger, à séparer. Et l’on comprend que c’est à cette opacité irréductible, à cette sorte de vide, que se confronte le bavardage du narrateur. Dans une œuvre où il est tant et tant question de morts et d’agonies, le brouillage, la drôlerie un peu agaçante, l’absence de solennité narrative, les retours d’opacité, paraissent l’une des façons les plus appropriées, dans sa discordance, pour dire l’excès continu, interminable, des morts dans nos mémoires et notre « actualité ».