Changer de scène ? 

En s’éloignant du monde pour le comprendre, la science de la première modernité opère une bascule qui s’inspire de la réorganisation de la scène théâtrale de la Renaissance jusqu’au maniérisme. Théâtres du monde montre comment la science moderne s’est constituée par un coup de théâtre. Une mise en scène qui a permis de penser le monde grâce à sa dramatisation dans un espace artificiel, clos et contrôlé, qui est celui du théâtre/laboratoire.

Frédérique Aït-Touati | Théâtres du monde. Fabriques de la nature en Occident. La Découverte,184 p., 20 €

« Dans les œuvres de Racine et déjà de Corneille, la puissante vitalité des passions se fonde pour une bonne part sur cet isolement du monde tragique, comparable à celui dont la science moderne entoure les expériences de laboratoire afin qu’elles se déroulent dans des conditions favorables ; on observe ainsi les phénomènes sans que rien vienne les entraver ou les interrompre [1] », écrivait Eric Auerbach dans le chapitre de Mimesis dédié au Grand Siècle (première édition : 1946). Un an plus tôt, Leo Spitzer, dans le chapitre sur Don Quijote de son livre Linguistic and Literary History, voyait dans le perspectivisme du style de Cervantès l’anticipation, avec trente-deux ans d’avance, d’une vision, qui serait celle du Discours de la méthode, mettant l’esprit humain dans une position d’indépendance à l’égard du monde. Ce ne sont là que deux exemples de ce lien profond entre science, philosophie et littérature qui pouvait sembler naturel aux savants de la première modernité mais qui a été par la suite largement refoulé.

Depuis la publication de Contes de la Lune en 2011, aujourd’hui réédité par La Découverte avec une nouvelle introduction, le travail de Frédérique Aït-Touati vise à dépasser le clivage entre culture artistique et culture scientifique. Ce n’est pas une tâche facile car, malgré un mantra omniprésent invitant enseignants et chercheurs à embrasser la pluridisciplinarité, notre image de la culture ainsi que la majorité des institutions qui devraient en promouvoir la production s’organisent encore autour de ce clivage. Dans sa Richmond lecture de 1962, le grand critique littéraire de Cambridge Frank Raymond Leavis riposta au pamphlet Two Cultures de Charles Percy Snow en soulignant que le grand essor des sciences naturelles depuis le XVIIe siècle n’a été possible que grâce au grand achèvement collaboratif qu’a été la création d’un monde humain incluant le langage. Néanmoins, l’idée des « deux cultures » a marqué des générations de savants jusqu’à nos jours.

Loin de remuer ces débats du siècle passé au moyen d’un autre pamphlet, Frédérique Aït-Touati voue son travail d’historienne à l’étude du rôle que des formes littéraires et artistiques ont pu jouer dans la genèse de la science moderne. Dans Contes de la Lune, elle avait analysé l’utilisation de la fiction comme une partie incontournable du discours cosmologique à l’époque de Kepler. Elle avait ainsi montré l’urgence, pour comprendre le déroulement de la révolution scientifique, de dépasser l’opposition entre un discours littéraire vu comme le monopole de la fiction et un discours scientifique réduit au rôle d’enregistrement littéral du réel. Il ne s’agit pas de soutenir que les sciences ne seraient qu’une forme de littérature. Il s’agit plutôt de comprendre comment l’image de la science et la justification de sa façon d’agir, par exemple dans les laboratoires, se sont structurées par le biais d’un échange ininterrompu avec le langage littéraire. Il s’agit aussi de comprendre à quel point, pour pouvoir le penser, la modernité a été contrainte de dramatiser le monde, de le fictionnaliser. 

Frédérique Aït-Touati, Théâtres du monde. Fabriques de la nature en Occident
Intérieur du Teatro Olimpico (Vicence, Italie) © CC-BY-4.0/Didier Descouens/WikiCommons

Dans Théâtres du monde, elle va plus loin en traçant une véritable généalogie de la science moderne à partir de l’évolution de l’espace architectural de la scène théâtrale de la Renaissance jusqu’à la première modernité. Pour ce faire, elle analyse quelques-uns des textes fondateurs de la modernité scientifique, Descartes, Fontenelle et Bacon notamment. Elle souligne le lien avec la théorie du dispositif théâtral telle qu’elle a été formulée par Giulio Camillo et Sebastiano Serlio au XVIe siècle, ainsi que par Nicola Sabbattini et Giacomo Torelli au XVIIe. Les travaux incontournables de Frances Yates sur le rôle de la tradition hermétique dans l’Angleterre élisabéthaine, familiers aux historiens du théâtre et de l’art (on n’oubliera pas que la traduction française de L’art de la mémoire est due à Daniel Arasse), sont ici utilisés pour lire et interpréter Bacon et Descartes.    

L’influence sur le langage scientifique naissant des termes dérivés des débats sur l’art, surtout à l’époque maniériste, est connue. Il suffit de feuilleter l’Iconologie (1593) de Cesare Ripa pour trouver les allégories de concepts qui deviendront la clé de voûte du langage scientifique depuis Bacon jusqu’à nos jours : « théorie », « pratique », « invention » et « dessin », ce dernier en anglais devenant « design », soit conception. L’originalité de la démarche d’Aït-Touati consiste dans l’identification de vrais dispositifs conceptuels, dans le contexte théâtral, qui ont été transplantés dans la méthode ainsi que dans l’ontologie même de la science moderne. En effet, la même Iconologie fut au centre de la querelle sur le théâtre entre Ben Jonson, le grand dramaturge auquel on doit la préface à la première édition (1623) des œuvres de Shakespeare, et Inigo Jones, le grand architecte vitruvien de l’époque jacobéenne.

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La transformation de l’homme d’acteur dans un drame en spectateur d’une scène dans laquelle la nature est le décor, reproduit le procédé d’éloignement qui définit et structure la science moderne.

Dans Théâtres du monde, on pourra suivre l’évolution qui, depuis le topos de dérivation classique du theatrum mundi, mettant en scène la vanité des hommes, en passant par celui du theatrum memoriae, forme d’organisation du savoir, nous mène jusqu’au theatrum naturae. Dans ce dernier, les hommes deviennent les spectateurs des merveilles de la création. La transformation de l’homme d’acteur dans un drame en spectateur d’une scène dans laquelle la nature est le décor, reproduit le procédé d’éloignement qui définit et structure la science moderne. Il s’agit, comme l’a fait Descartes, d’extraire l’esprit humain de la nature en le transformant en observateur indépendant et objectif. Pour ce faire, une autre métamorphose est nécessaire : ces machines scéniques, initialement utilisées pour susciter la merveille, doivent servir, tout au contraire, à nous rassurer par l’exposition de leurs mécanismes. La nature expliquée, imitée par la machine dans l’espace clos et miniaturisé de la scène/laboratoire, ne nous donne plus l’occasion « d’admirer rien de ce qui s’y voit ou qui en descend, on croira facilement qu’il est possible en même façon de trouver les causes de tout ce qu’il y a de plus admirable dessus la terre [2] ». 

Ce processus d’éloignement se déploie avant tout dans le théâtre. Il s’agit du passage depuis un espace théâtral à plan central, généralement situé en plein air, à un autre séparant de façon nette la salle de la scène. Cette dernière, transformée dans un espace clos, devient un microcosme séparé obéissant à ses propres lois. Le premier type d’espace est bien représenté par l’architecture des théâtres élisabéthains situés à Southwark, tels que le Globe shakespearien ou le Rose de Philip Henslowe. Le deuxième se retrouve dans le Teatro Olimpico d’Andrea Palladio, à Vicenza, ainsi que dans les projets de Sebastiano Serlio. On peut aussi apercevoir cette évolution chez le même Shakespeare. D’abord, en 1599, le theatrum mundi du fameux discours de Jaques dans l’acte II, scène 7 de As You Like It : « All the world’s a stage, / And all the men and women merely players. » Ensuite, en 1610, dans The Tempest, les paupières de Miranda qui s’ouvrent comme un rideau de scène sur ce microcosme qu’est l’île de Prospero : « The fringèd curtains of thine eye advance / And say what thou seest yond ». Cette île de Prospero, de même qu’un livre, contient un monde en miniature, comme l’avait bien compris Peter Greenaway dans l’installation Watching Water à Venise (Palazzo Fortuny, 1993) à la suite de son film Prospero’s Book (1991). Avec le microcosme bien contrôlé, circonscrit dans l’espace d’une île, on a désormais mis le cap vers Bensalem, l’île utopique de la New Atlantis de Francis Bacon.

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Les cinq premiers chapitres de Théâtres du monde traitent des différents aspects, les scènes, qui composent cette fabrique de la nature qui nous est donnée par la théâtralisation de la science moderne : il y a une scène mentale, une scène esthétique, une scène philosophique, une scène technique et une scène politique

Dans la scène technique, Bacon occupe un rôle, premièrement avec sa conception de la science expérimentale comme d’une vraie dramaturgie, et surtout avec une conscience accrue de la science comme pouvoir sur la nature. Le laboratoire/théâtre n’est plus seulement un lieu d’observation, il est devenu un lieu de reproduction artificielle. Il ne s’agit pas uniquement de la mimesis qui a guidé l’histoire de la création depuis l’âge classique, il s’agit de la création d’une nature artificielle et asservie aux besoins de l’expérimentateur. La scène politique ne peut que s’ouvrir sur la gravure (1671) de Sébastien Leclerc représentant la visite imaginaire de Louis XIV à l’Académie des sciences où le roi et Colbert se trouvent entourés par des savants dont faisaient partie Huygens, Mariotte, Perrault, Cassini. 

Frédérique Aït-Touati, Théâtres du monde. Fabriques de la nature en Occident
« Louis XIV et Colbert à l’Académie des Sciences ». Gravure de Sébastien Leclerc (1671) © Gallica/BnF

La modernité se définit donc autour d’une nature réduite à un décor qu’on peut contrôler par nos modèles. Le risque, pointé par Alfred North Whitehead entre autres, de confondre la nature avec les modèles, l’abstrait avec le concret, est déjà là. Ces microcosmes, ces petits mondes, qui nous viennent de la tradition de Bacon et de Descartes, ne peuvent aujourd’hui que soulever une profonde inquiétude. Il s’agit d’une vision qui, mise en abyme devant un excursus historique, se montre dans toute sa grandeur, mais aussi dans sa profonde fragilité. Frédérique Aït-Touati, qui ajoute à son métier d’historienne celui de metteure en scène, est loin de cacher ces inquiétudes, elle les explicite dès le prologue en évoquant ce grandiose « Atlas des extinctions » qu’est la mise en scène du Requiem de Mozart par Romeo Castellucci au festival d’Aix en 2019. 

Néanmoins, les inquiétudes se concentrent principalement dans le dernier chapitre du livre, intitulé « Théorie des petits mondes. Cosmogrammes ». Ici, l’autrice essaie de fournir des outils pour réfléchir et pour agir dans un présent confronté à la perspective de l’extinction. Après nous avoir montré à quel point n’importe quelle vision du monde repose sur un partage et une appropriation de l’espace, qu’il s’agisse d’une scène mentale, cosmique, esthétique ou politique, elle se demande : comment pouvons-nous réorganiser notre scène pour affronter les défis du présent ? La réponse n’est pas à portée de main, néanmoins on peut esquisser des voies d’analyse pour essayer de rebasculer le « cosmogramme » qui organise nos scènes. Cette idée de « cosmogramme » que l’autrice utilise ici a été formulée par John Tresch, historien des sciences américain qui l’a utilisée comme outil pour développer une critique des images technologiques du monde qui nous entoure. Son but était de formuler une critique de la raison industrielle qui ne passe pas par les catégories heideggeriennes qui ont dominé les approches de la plupart des penseurs de l’après-guerre, de Foucault à Agamben, de Derrida à Bourdieu. On est ici à mi-chemin entre le Gregory Bateson de Vers une écologie de l’esprit et les réflexions sur la planète formulées ces dernières années par Bruno Latour. 

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Après nous avoir montré à quel point n’importe quelle vision du monde repose sur un partage et une appropriation de l’espace, elle se demande : comment pouvons-nous réorganiser notre scène pour affronter les défis du présent ?

Le livre se clôt sur une série de dessins de cosmogrammes représentant le partage de l’espace dans les quatre scènes principales (mentale, cosmique, esthétique et politique) au cours de cinq époques différentes. Les deux premières sont celles qui ont été traitées dans la première partie du livre, celle de la Renaissance (cosmologie analogiste) et celle de la première modernité (bifurcation de la nature). La troisième pourrait être identifiée avec la pleine modernité (réification du modèle). Les deux dernières, intitulées « Anthropocène » et « Vers une cosmologie nouvelle », explorent des hypothèses de réflexion entre présent et futur.

En guise d’exercice, on pourrait essayer les outils fournis par Théâtres du monde pour lire quelques aspects de l’actualité. Le 21 mars, a paru dans la revue Nature une lettre signée par quatre experts du langage, Johan J. Bolhuis de Cambridge, Stephen Crain de l’université de Sidney, Sandiway Fong de l’université de l’Arizona et Andrea Moro de l’université de Pavia. Le titre en était : « AI doesn’t model human language ». Les auteurs y exposaient trois bonnes raisons pour lesquelles les large language models (LLM) développés par des intelligences artificielles ne peuvent pas être utilisés pour comprendre le fonctionnement du langage humain ni, encore moins, pour saisir sa nature créative. Les quatre chercheurs perplexes pointent du doigt un certain triomphalisme affiché par les médias ainsi que par les scientifiques quant aux résultats de l’intelligence artificielle. Ce qui pose problème est le fait que des dispositifs utilisant des débits d’information, des quantités de mémoire et des énergies gigantesques puissent être considérés comme des modèles de l’activité cognitive d’organismes biologiques qui font de même, parfois mieux, avec un minimum de ressources. Dans la colonne « Anthropocène » du tableau des cosmogrammes, on trouve, sur la ligne correspondant à la scène cosmique, un dessin qui a pour titre « Épuisement des ressources ». Dans la ligne de la scène politique, on trouve « Disjonction entre le monde où l’on vit et le monde dont on vit ». Cela fait réfléchir.  

Un second exercice : le 19 avril dernier, a été publiée la « New York Declaration on Animal Consciousness ». Initialement signée par un petit groupe d’éminents chercheurs, biologistes, experts de sciences cognitives, historiens et philosophes, la déclaration recueille aujourd’hui presque 300 signatures. Son but est d’inviter la communauté scientifique et la société humaine dans son ensemble à considérer sérieusement la possibilité, désormais confirmée par maintes constatations empiriques, qu’un certain nombre d’espèces animales, tous les vertébrés ainsi que des invertébrés (tels qu’insectes, mollusques céphalopodes et crustacés décapodes), soient dotées d’une conscience. Dans la dernière colonne du schéma des cosmogrammes, intitulée « Vers une cosmologie terrestre » en correspondance de la ligne « scène esthétique », on trouve : « Carte des paysages vivants : scène partagée entre humains et non-humains ». Sur la scène cosmique, on retrouve une « carte des codépendances ». Comme le disent Aït-Touati et Tresh, des cosmogrammes différents peuvent coexister à une époque donnée. Néanmoins, chacun d’entre eux est né en réaction à un autre qui avait été hégémonique à l’époque précédente. Les deux exercices ci-dessus ne nous donnent-ils pas un exemple contemporain d’un de ces mécanismes d’action-réaction ? Peut-être. En tout cas, ils montrent à quel point Théâtres du monde pourra être utilisé comme un « outil à penser » : un livre d’histoire des sciences et de la culture et un répertoire d’armes critiques pour interpréter et modifier le présent. Nous en avons besoin. 

Dans la mise en scène de la deuxième symphonie de Mahler, « Résurrection », que Romeo Castellucci a présentée au stadium de Vitrolles (festival d’Aix-en-Provence, 2022), le grand hymne de Klopstock, dont les premiers mots sont « Aufersteh’n, ja aufersteh’n wirst du » (« Lève-toi, oui, tu te lèveras à nouveau »), est entonné par le chœur et par la soprano Golda Schultz en présence d’une équipe du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés qui est en train de fouiller une gigantesque fosse commune d’où n’arrêtent pas de sortir des corps de femmes, d’hommes et d’enfants. Encore une fois, le théâtre nous révèle l’urgence d’agir pour faire basculer la scène qu’on est en train de vivre. 


[1] Eric Auerbach, Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. de l’allemand par Cornelius Heim, Gallimard 1977.

[2] En ouverture du « Discours premier » ouvrant Les Météores de Descartes.