La mort en spectacle

La littérature aime à mettre en scène le passage de vie à trépas, souvent pour faire signifier à la mort autre chose qu’elle-même – érotisme chez Bataille, gloire chez Homère, temps chez Proust… Clémentine Mélois, artiste plasticienne et écrivaine française, comme Catherine Mavrikakis, écrivaine et essayiste québécoise, consacrent leur nouveau livre aux rituels funéraires. L’accompagnement du mourant comme création collective se révèle essentielle chez l’une, inconcevable chez l’autre.

Catherine Mavrikakis | Sur les hauteurs du mont Thoreau. Héliotrope, 344 p., 20 €
Clémentine Mélois | Alors c’est bien. Gallimard, coll. « L’arbalète », 208 p., 19,50 €

Si les genres diffèrent, romanesque macabre, satirique et exalté pour Catherine Mavrikakis et autofiction oulipienne pour Clémenine Mélois, le point de vue y est dans les deux cas celui de participantes à ce spectacle radical : la disparition d’un être. À chaque fois, le lieu choisi est une sorte de confins tranquilles : la ferme-atelier du père de Clémentine Mélois ; une clinique inventée par la seconde, perchée dans les hauteurs, entre les montagnes et l’océan.

Alors c’est bien rend hommage à Bernard Mélois, sculpteur dont l’œuvre entière consistait à redonner vie aux choses : « Mon père, lui, était un alchimiste : il transformait en sculptures bariolées les déchets générés par la société marchande. » Dans les mois précédant sa mort, la narratrice raconte comment, avec l’aide de sa sœur et de sa mère, elle fait une œuvre du tombeau de Bernard Mélois à la façon de Bernard Mélois : avec désir et à partir de ce qui existe. Se substituant spontanément à l’artiste, elle travaille, s’adonne au concret, à la matière, à la tôle et à l’émail, plutôt qu’aux larmes. Suivant une recherche de la couleur bleue la plus juste, informée par des connaissances en histoire de l’art, elle peint le cercueil de son père en un bleu particulier puis émaille une croix jusqu’à obtenir un « bleu plaque de rue ». 

Les préparatifs à la mort sont aussi une affaire de femmes dans Sur les hauteurs du mont Thoreau. Les quatre sœurs Leroy, dont la plus jeune, Rose, est atteinte d’un cancer incurable, se rendent fin juin dans la clinique de Clarissa Gardner. Ici, l’euthanasie se déroule dans une ambiance luxueuse parodiant La montagne magique. La mort y est transformée, immortalisée, par l’art, puisque le projet de Gardner, élégante et spectaculaire faucheuse, pionnière de « l’art-science » mortuaire, consiste à faire du spectacle de la mort… un spectacle. Les mourants sont invités à devenir de « véritables artistes de leur mort » et leurs proches à participer à un « travail de cocréation avec la mort » jusqu’à la date fatidique. À moins que l’on ne déroge aux règles du lieu. Ne pouvant désacraliser la mort, Catherine Mavrikakis s’en prend aux façons dont on la traite, ou plutôt dont on la nie. Avec une cruauté moqueuse, farouche, désespérée, formidable moteur d’écriture, elle désacralise les volontés de contrôle sur la mort de Clarissa Gardner. Au « alors c’est bien » satisfait de Bernard Mélois, s’oppose le « c’est mieux ainsi » de Rose, qui désire mourir comme elle l’entend.

Clémentine Mélois, Alors c'est bien
Sur les hauteurs du mont Thoreau Catherine Mavrikakis
« Chouette Laurette », Bernard Mélois (Détail) © CC BY 2.0/Frédéric Bisson/Flickr

Clémentine Mélois est accaparée par une mort unique, réelle, survenue seulement l’année dernière, et à laquelle ce texte répond dans un souffle. Mais à contrairement à un livre comme Suivant l’azur (P.O.L., 2020), où Nathalie Léger s’immergeait dans le deuil jusqu’aux limites du dicible, Clémentine Mélois, en membre de l’Oulipo (depuis 2017), s’impose quant à elle une contrainte : focaliser son journal de deuil sur la fabrication du tombeau. Catherine Mavrikakis, elle, a toute la mort en ligne de mire. Depuis son premier roman il y a plus de vingt ans, Deuils cannibales et mélancoliques, la mort rôde dans son œuvre. Ou plutôt est-ce son œuvre qui court infatigablement après la mort. Son précédent livre, L’absente de tous bouquets, était aussi un tombeau autofictionnel, à sa mère. Pour Sur les hauteurs du mont Thoreau, Catherine Mavrikakis a choisi les vastes contrées de la fiction comme champ de bataille. On y rencontre la mort toute-puissante, qui étend sa prise aux paysages, à ces montagnes spectaculaires (« C’est dans l’allégresse qu’elles embrassent leur propre disparition »), produisant un spectacle total, grandiose, du fait même qu’il dépasse les ambitions humaines : « Les êtres périssent, les espèces disparaissent, les montagnes s’érodent, les glaces fondent, les rivières s’évaporent, les forêts finissent en fumée, le soleil lui-même s’éteindra d’ici cinq ou sept milliards d’années. » De tels passages laissent à penser que le domaine de la fiction, chez Catherine Mavrikakis, se veut aussi vaste que la mort, qu’il s’en fait le miroir. Plus loin au contraire, un dialogue tumultueux mêlant une des sœurs Leroy à Clarissa Gardner sert à démontrer l’impossibilité pour une œuvre de contenir l’infini d’un tel sujet. Il y a là un paradoxe qui tient lieu de colonne dorsale : vouloir immortaliser la mort par une création serait risible, pourtant la mort fait créer Mavrikakis, dont les phrases, tels des serpentins nerveux, mènent une vie propre, ambitieuse, qui ne laisse jamais prédire sa fin. 

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Moins portée sur les fantômes, le crépusculaire et les vacillations, Clémentine Mélois réussit, si l’on peut dire, son tombeau. Le père se dépose dans le livre de la fille et continue de vivre dans les dialogues entre eux deux, paroles vives, sans intermédiaire narratif. Il se survit surtout dans les descriptions de ses œuvres que Clémentine Mélois distille çà et là, selon la deuxième et éblouissante contrainte que suit son livre. Dans les pas de celui qui transformait une « essoreuse à linge électrique » en « presse de gravure », Clémentine Mélois transforme la mort en inventaire ekphrastique. La description de l’atelier de son père (cet « indescriptible bazar » évoqué dans son précédent livre, Dehors, la tempête) est une prouesse d’exhaustivité qui rappelle Œuvres d’Édouard Levé, à la différence que celles-ci existent : « un gros œil motorisé qui regardait autour de lui ; une bicyclette enceinte d’un tout petit vélo ; une chèvre en plâtre ; une femme nue avec une tête en crâne de chat ». En retour, cet atelier du père absorbé dans l’écriture se poursuit dans l’art poétique de Clémentine Mélois. On y retrouve un même amour des choses, des détails et des structures qui font la vie.