Les récits d’évasions spectaculaires ne manquent pas. L’échappée puis la cavale prodigieuse que choisit de relater Grégory Cingal dans son intense et brillant roman Les derniers sur la liste, inspiré de faits réels, mériteraient certainement une bonne place sur le podium des évasions les plus audacieuses et extravagantes de l’Histoire. Une idée s’impose d’emblée à la lecture : aucun scénariste du cinéma hollywoodien n’oserait convoquer de pareilles péripéties. Car, se déroulant à l’été 1944 dans le camp de Buchenwald, elles confinent à l’horreur.
La fin de la guerre semble alors proche – et si lointaine encore pour les prisonniers. Trente-sept officiers du renseignement allié, fraîchement arrêtés par les Allemands, échouent dans le Block 17. Le plus haut gradé d’entre eux, le Squadron Leader Forrest Yeo-Thomas, « Yéo » comme tout le monde l’appelle, n’a désormais plus qu’une idée en tête : parvenir au plus vite à s’enfuir avec quelques camarades. D’autant plus vite que le temps est compté, les SS ayant commencé à exécuter les espions. Or il apparaît que Yéo est le prochain sur la liste – d’où le titre astucieux du livre.
Le roman de Grégory Cingal semble de prime abord difficile à classer. Thriller historique ? Récit documentaire ? « Roman vrai », tel que l’énonce la quatrième de couverture ? Les frontières entre les genres sont de plus en plus poreuses. Archiviste et traducteur, auteur de récits autobiographiques (Ma nuit entre tes cils et Le revers de mes rêves, Finitude, 2016 et 2017), l’auteur s’est appuyé sur une vaste documentation, épluchée avec la plus grande minutie. Un point essentiel, car l’évasion est déjà un peu connue ; cependant, elle n’avait jamais été racontée avec une telle précision et un tel souci d’authenticité. Le souhait de rendre hommage à l’héroïsme de ses protagonistes sert de toute évidence de moteur au récit.
Les premières pages nous plongent dans l’horreur absolue, avec la description des Blocks 46 et 50, où furent menées de pseudo-expérimentations scientifiques sur des cobayes vivants. Le capitaine Ding-Schuler, sorte de raté de l’administration nazie, médecin maladroit, personnalité monstrueuse et pathétique (ses camarades d’école le surnommaient « Ding-dong ») s’est mis en tête de trouver un vaccin pour l’épidémie de typhus qui décime les troupes sur le front. Seulement, il n’a aucune des compétences requises ; il commence à mener des expériences ahurissantes : élever des poux transmetteurs du virus dans « une ferme à poux », puis essayer de développer des souches humaines. « Cette fois, ils sont vraiment devenus fous », s’insurge l’un de ses collègues. L’ironie de l’histoire (qui en comprend beaucoup) ? C’est justement l’existence de ces deux Blocks maudits – presque aucun « cobaye » n’en revient vivant – qui va offrir une issue de secours pour Yéo et ses camarades. Redoutant la contagion, aucun SS n’ose s’y aventurer, et il est donc envisageable, bien que dangereux, d’y mener des actions clandestines.
L’évasion sera rendue possible par l’aide courageuse de divers personnages satellites, individus discrets, plus ou moins en retrait, mais essentiels à la réussite de l’entreprise . En particulier, Alfred Balachowsky et Eugen Kogon. Balachowsky est un entomologiste d’origine franco-russe. Résistant, membre du réseau Prosper, l’un des plus actifs mis en place par les Anglais, il est arrêté en 1943 par les nazis, déporté à Dora puis, miraculeusement (personne ne sort de Dora), il débarque à Buchenwald. Suite à une mystification (de faux papiers produits par sa femme, le faisant passer pour un éminent spécialiste de l’Institut Pasteur), il entre au service de Ding Schuler. Une aubaine pour le chef du Block 50 qui l’entrevoit comme son sauveur… ainsi que pour Yéo, car Balachowsky va agir en sous-main pour les espions anglais, et c’est lui qui aura l’idée de l’évasion. Une usurpation d’identité consistant à prendre la place de mourants vivant leurs dernières heures dans le Block. Eugen Kogon, sociologue catholique et grand intellectuel, adversaire du national-socialisme, emprisonné dès 1939, est devenu le secrétaire particulier de Ding Schuler. Kogon est l’autre grand artisan de l’évasion : c’est lui qui parviendra à convaincre les quelques nazis qui, anticipant la fin de la guerre, acceptent de se rendre complices. Rien n’aurait été possible sans l’aide de certains d’entre eux, obtenue en échange d’un accord écrit, permettant de les disculper auprès des alliés au moment de la libération, que tout le monde pense – à tort – imminente.
Le roman de Grégory Cingal est construit à la manière d’un récit à suspense : neuf chapitres composés eux-mêmes de courts fragments. Les intrigues se déploient avec fluidité, l’auteur joue avec habileté de l’alternance des histoires (un procédé narratif efficace et bien connu), permettant de garder toujours le lecteur en haleine. Bien conscient de l’imaginaire collectif immense préexistant autour des camps, Grégory Cingal entrelace son roman d’allusions à d’autres personnalités historiques ayant croisé la route du commandant Yeo-Thomas ou de ses compagnons. Pêle-mêle, la princesse indienne et fameuse espionne Noor Inayat Khan ; le futur écrivain espagnol Jorge Semprún ; le poète et résistant Armel Guerne (supérieur de Balachowsky au sein du réseau Prosper) ; le médecin de la mort Joseph Mengele ; Ernst Thälmann, le plus célèbre détenu prisonnier politique de l’époque, figure du communisme allemand, exécuté en 1944 ; le jeune Jean Bouguennec, roi de l’évasion ; le petit garçon Stefan Jerzy Zweig qui survécut miraculeusement grâce à l’aide du résistant allemand Willi Bleicher ; le sordide docteur danois Carl Vaernet, qui avait décidé de mettre un terme à l’homosexualité masculine (!) ; les résistants Henri Frager, Pierre Brossolette et Daniel Cordier ; le sociologue Maurice Halbwachs et le sinologue Henri Maspero dont les conférences secrètes apportèrent un peu de réconfort aux détenus ; Léon Blum ; le futur Prix Nobel Imre Kertész ; ou encore l’infâme tortionnaire nazie Isle Koch, sujet de tous les cauchemars et fantasmes…
On retient particulièrement l’histoire émouvante de l’espionne Violette Szabo (aussi racontée dans le très beau film de Lewis Gilbert, Agent secret S.Z.). Grégory Cingal s’arrête plusieurs fois sur les aventures de la jeune femme, car Harry Peulevé, l’un des trois rescapés, était amoureux d’elle, l’ayant rencontrée à plusieurs reprises. D’une beauté exceptionnelle (Ingrid Bergman aux cheveux noirs), elle fit preuve d’un immense courage comme espionne parachutée en zone occupée. La pensée de la retrouver un jour donnera toute la force nécessaire à Harry pour s’échapper. Violette sera exécutée à Ravensbrück en 1945, ce qu’apprendra l’attachant Harry Peulevé bien plus tard.
Le récit tire aussi parti d’un autre aspect fascinant de la vie des camps : la description des intrigues politiques complexes qui s’y jouent, à base d’alliances, de trahisons et de jeux de pouvoir, les détenus étant tous catégorisés (triangles rouges pour les prisonniers politiques, triangles verts pour les prisonniers de droit commun, roses pour les homosexuels). Les communistes allemands, qui ont pris la direction clandestine du camp, ont un rôle prépondérant.
Si la bravoure des différents personnages est soulignée, ils ne sont pas décrits pour autant comme des êtres parfaits, monolithiques. L’auteur insiste sur leurs faiblesses comme sur leur humanité. En outre, au cœur du récit se joue un drame cornélien. Le commandant Yéo est obligé de choisir parmi tous les prisonniers les deux hommes qui prendront la fuite avec lui, car il est inconcevable d’entraîner plus de deux individus dans cette aventure. Ce qui provoque chez lui un redoutable conflit intérieur, car il n’ignore pas que « chaque homme qu’il sauvera coûtera la vie à neuf autres ». Et il dispose de très peu de temps pour décider. Il prend Harry Peulevé et Stéphane Hessel, sans dire vraiment pourquoi – et l’on n’aura jamais le fin mot de l’histoire.
L’évasion aura bien lieu et sera en définitive un succès, mais elle sera constituée de plusieurs évasions successives, toutes plus romanesques et spectaculaires les unes que les autres. Dans toute cette horreur – le livre nous plonge dans la description méticuleuse des abominations commises par les nazis et c’est souvent très éprouvant – émerge malgré tout un certain humour, permettant d’atténuer le sentiment d’effroi et de sidération. Un humour de situation – il est par exemple savoureux d’imaginer que le Block 50 produira, grâce à l’intervention de Kogon et Balachowsky, un faux vaccin inutile et contre-productif pour l’armée allemande. On retrouve aussi l’humour noir des camps, ou encore l’humour des nations mettant en parallèle le flegme britannique et le caractère impétueux des Français (« Yéo s’impatienta, voilà bien les Français, toujours à ergoter. Condamnés à mort, ils seraient capables de se chamailler sur leur ordre de passage devant le poteau d’exécution »).
Rédigé dans un style sobre, une écriture quasiment blanche (sans doute la meilleure option pour ce type de récit), le roman glace le sang autant qu’il émeut. La dernière partie, qui narre le retour douloureux, mélancolique et tragique à la vie civile des échappés, est inoubliable. Harry Peulevé meurt à quarante-sept ans, seul dans une chambre d’hôtel à Séville, « le cœur prématurément vieilli ». Yéo reprend son travail sans plaisir comme directeur commercial au sein d’une grande maison de haute couture, en homme brisé, ne parvenant plus à communiquer avec son épouse, qu’il adore pourtant : « Au camp il ne pensait qu’à elle, auprès d’elle il ne pense qu’au camp ». Les retrouvailles avec son père donnent lieu à l’une des scènes les plus déchirantes du livre. Stéphane Hessel semble le seul à avoir surmonté cette terrible épreuve : c’est un être hors du commun, un homme aux ressources phénoménales, une sorte d’immortel, un peu à l’image de Joseph Kessel. Peut-être est-ce aussi grâce aux deux passions de sa vie, son épouse Vitia et la littérature mondiale qu’il connaît sur le bout des doigts ?
Terminons par une histoire édifiante, extraite des carnets de Daniel Cordier et citée par Grégory Cingal. Elle se déroule au cours d’un dîner donné pour célébrer le retour de Stéphane Hessel . Une anecdote qui illustre bien comment les populations vivant hors des camps finissent par assimiler l’horreur : « On lui fait raconter sa vie au camp, il parle du four crématoire où il portait ses camarades décédés pour les brûler, il s’arrête à cet endroit, mange un peu, et pendant qu’il boit une gorgée, une femme polie, auditrice attentive, se penche vers lui : « Et alors, vous disiez, les cadavres… ». Fallait-il être en dehors des camps pour tourner la page après tout cela ?