La pandémie, une histoire à plusieurs : entretien avec Michael Cunningham

Michael Cunningham (prix prix Pulitzer 1999 pour Les Heures) vient de publier son huitième roman, Un jour d’avril, triptyque sur la pandémie de Covid où il explore l’amitié, l’amour et l’ambiguïté des relations intimes. De passage à Paris à l’occasion de sa traduction par David Fauquemberg, il revient, entre autres, sur sa construction, l’expérience des couples et la place de la psychanalyse dans son travail.

Michael Cunningham | Un jour d’avril. Trad. de l’anglais (États-Unis) par David Fauquemberg. Editions du Seuil, 315 p., 22,50 €

Disons-le d’emblée Un jour d’avril, conçu en trois parties, apparaît assez complexe. 

Ce livre a été un défi parce qu’il a été écrit pendant la pandémie : un écrivain devait-il tenir compte de cet évènement énorme qui se passait partout sur la planète ? Il m’a semblé que je ne pouvais pas écrire sur le monde contemporain comme si la pandémie n’avait pas eu lieu. Alors, comment faire ? Les romans ne traitent pas des virus, il fallait que ce soit sur les êtres humains. Un jour d’avril se focalise donc sur un groupe de personnages, c’est une journée dans leurs vies, mais le livre est divisé en trois parties, dont chacune est espacée de sa voisine d’un an. « Matin » a lieu avant la pandémie ; « Après-midi » au sommet de la pandémie ; et « Soir » dans le « sillage » de la pandémie, en reconnaissant qu’elle n’est pas encore finie. Imaginez, je suis assis là avec Steven sans masque, d’une manière qui aurait été impensable il y a peu de temps ! Cette structure m’a permis de raconter une histoire traitant des gens qui survivent – ou pas – plutôt que de traiter l’évènement catastrophique en soi.  

La structure tripartite ainsi que la chronologie – l’intrigue se passe en une seule journée – sont des éléments récurrents chez vous. On pense aux Heures, au Livre des jours et à Crépuscule, ainsi qu’aux relations triangulaires présentes dans plusieurs de vos livres.

Le chiffre trois compte pour moi ; en partant du chiffre un, c’est le premier qui m’impressionne, le premier qui est instable : Steven, quand vous et moi nous nous séparerons, et que je monterai dans un avion pour aller à ma prochaine destination et que vous rentrerez à la maison, on pourra tracer une ligne droite entre nous, où que nous soyons. Alors que si on ajoute une troisième personne, les permutations deviennent infinies. Le chiffre trois revient sans cesse, que ce soient les trois actes d’une pièce ou au niveau sous-atomique : il implique le déséquilibre et parfois carrément le chaos. Les heures, en tant qu’adaptation de Mrs Dalloway, a lieu effectivement en une seule journée, mes autres livres pas vraiment. En effet, je me sens attiré de manière récurrente par des structures faites de trois éléments ; celui-ci est mon deuxième roman qui se passe en une seule journée, sauf qu’ici cette journée s’étale sur trois ans. 

Autant vous êtes fasciné par le temps, autant l’intrigue paraît secondaire, comme si vous vous intéressiez surtout à la poésie de l’instant présent, nichée dans la psychologie.

J’essaie d’écrire avec une voix qui me soit particulière, dotée d’un rythme, pour que le langage chante, mais j’ai aussi envie de raconter une histoire : sans structure, sans élan, qui aurait envie de me lire ? L’élan compte plus pour moi que le concept de l’intrigue : une histoire a besoin d’avancer, d’aller quelque part, ce qui n’implique pas forcément la construction d’une intrigue dans son acception générale. Matin et Après-midi sont les fondations d’où jaillit Soir.

Comment voyez-vous les personnages principaux ?

Dan est un rockeur vieillissant qui n’a jamais atteint le statut de star ; son épouse, Isabelle, travaille pour un magazine. Leur mariage ressemble plus à ce que j’ai pu observer dans la vraie vie qu’à ce que je découvre dans les romans, à savoir qu’il ne fonctionne pas tout à fait mais ce n’est pas suffisamment horrible pour qu’on y mette fin. Cela n’est pas très romanesque, ce qui explique pourquoi on ne le voit pas souvent dans les livres. Ils habitent New York, où les loyers sont élevés, donc Robbie, le frère cadet d’Isabelle, qui est homosexuel, vit dans leur maison, à l’étage du dessus. Isabelle et Dan sont tous les deux amoureux de Robbie ; ils le voient moins comme un objet réel de désir que comme un idéal : ils s’imaginent avec lui, l’aimant plus qu’ils n’aiment leur conjoint.  

Est-ce l’homosexualité de Robbie qui est à l’origine de cette idéalisation ?

C’est bien vu. En tant que frère d’Isabelle, il est hors de question qu’ils passent à l’acte. Quant à Dan, bien qu’il soit hétérosexuel, son rapport avec Robbie est intense, ils forment un couple. Mais je voulais éviter le cliché de l’homosexuel éperdument amoureux de l’hétéro, ainsi que celui de l’homo au placard qui est hétéro en apparence. Dans mes lectures, je tombe sur peu de livres sur l’amitié masculine, c’est un thème sous-évalué, sous exploré. Personnellement, j’ai des amitiés intenses avec d’autres hommes – homosexuels et hétérosexuels –, où notre sexualité n’est pas un sujet. Il y a tant de romans sur l’amitié féminine – et tant mieux –, alors que côté masculin, ça manque.   

Michael Cunningham Un jour d’avril
Michael Cunningham (2024) © Jean-Luc Bertini

Dans quel sens Robbie et Dan forment-ils un couple ?

Ils élèvent ensemble les enfants parce qu’Isabelle commence à s’éloigner de la maternité ; j’hésite à appeler leur rapport une « fréromance », mais en fait c’est ça [traduction de « bromance », fusion de brothers et de romance, néologisme hideux pour votre intervieweur]. C’est un lien puissant entre deux hommes qui s’aiment et qui ne vont pas faire l’amour ; à mes  yeux, chaque relation intime et puissante repose sur un sous-courant érotique : quand deux personnes s’aiment, il y a toujours une attraction physique mais la plupart du temps elle ne se manifeste pas et elle ne doit pas le faire. Cela ne veut pas dire que Dan soit au placard. Quant à Robbie, il a le béguin pour Dan mais il ne meurt pas d’envie de coucher avec lui. 

La maison du bout du monde, votre deuxième roman, présente un trio composé de Bobby, Jonathan et Clare : encore une structure triangulaire mélangeant homo- et hétérosexualité. 

La configuration triangulaire fournit beaucoup de possibilités romanesques. Autrement, je m’intéresse aussi à diverses expressions de la sexualité et en cela l’époque m’a rattrapé, j’ignorais le terme « non-binaire » quand j’ai commencé à écrire mais j’ai toujours eu le sentiment pour la plupart de mes personnages que les appellations « homo », « hétéro » et « bisexuel » étaient trop simples. Que nos sexualités soient individuelles et nous appartiennent. Un système de catégorisation a ses limites.

À New York, mon psychanalyste a été le docteur Richard Isay. Il écrivait qu’il y a peu de vrais bisexuels, que la plupart des gens ont un fort penchant dans un sens ou l’autre, qui n’est pas forcément lié au passage à l’acte. 

J’ai connu Richard, mon mari, Kenny (le psychothérapeute Ken Corbett), a été son patient. Avec tout le respect que je dois à Richard Isay, cela me semble simpliste. À ce sujet, je préfère le dicton de Jeanne Moreau : « Homosexuel, hétérosexuel, ce qui compte, c’est que vous soyez sexuel. »

Votre écriture a-t-elle été influencée par la psychanalyse ? 

Je vis avec un psychothérapeute qui a suivi une formation d’analyste. Aujourd’hui, la pure psychanalyse classique est de moins en moins pratiquée. Ma figure préférée dans les annales de la psychanalyse est Winnicott : je le lis et je réfléchis sur lui. À mon avis, c’est lui qui a donné vie à une véritable théorie psychologique, à partir de Freud, qui fut un pionnier qu’on admire. Plutôt que par la psychanalyse classique, j’ai été influencé par Winnicott et par Adam Phillips. On revient à quelque chose dont je vous ai parlé tout à l’heure : Winnicott respectait beaucoup l’ambiguïté, l’ambivalence, et la particularité de notre expérience. Il nous a légué des notions que j’aime, telles que l’objet transitionnel, ce qui pour l’enfant représente la transition du parent vers le monde extérieur par le biais, par exemple, d’un jouet, d’une couverture ou d’un animal en peluche ; c’est présent dans mon roman, avec le lapin en peluche. Winnicott nous a aussi légué la notion de la mère suffisamment bonne, celle qui a la capacité de garder un œil sur l’enfant sans qu’il se sente observé, en lui laissant une liberté de mouvement alors qu’il est en train d’être surveillé. 

Isabelle serait-elle « une mère suffisamment bonne » ?

Lorsqu’on la rencontre, elle sort de cette phase et entre dans une autre, celle d’une mère pas très bonne. Elle pensait qu’elle voulait être mère, mais au fond elle n’en a pas vraiment envie ; à notre époque, c’est l’un des derniers sujets tabous. On attend des mères qu’elles soient indéfectiblement dévouées à leurs enfants et à la maternité. Or, beaucoup de femmes ne le sont pas, et on manque de compassion envers elles.

Est-ce votre sensibilité homosexuelle qui vous aide à avoir cette lucidité, même si vous récusez l’étiquette « romancier gay » ? 

L’expérience d’un homme gay revient au fond au fait que les autres te voient un peu différemment ; mais cela a beaucoup changé depuis que j’ai commencé à écrire. Aujourd’hui, lorsqu’on parle des écrivains gays, leur orientation sexuelle n’est pas un sujet : il y a six ans, Andrew Sean Greer a remporté le prix Pulitzer pour Les tribulations d’Arthur Mineur, roman concernant exclusivement des hommes homosexuels, et personne n’a parlé de sa sexualité [à l’exception de votre serviteur]. Cela ne fait plus la une, heureusement. Mais quand j’ai commencé, je m’imposais le devoir de ne pas renier mon orientation sexuelle, bien qu’en tant qu’homme et en tant qu’écrivain ce ne soit pas l’aspect primordial. En plus, je n’avais pas envie de voir mes livres cantonner dans le rayon gay et lesbien, comme on l’appelait avant LGBTQIA+. 

Les heures est un hommage à Virginia Woolf. Comme elle et Joyce, essayez-vous de transcrire le « flux de conscience » ?

Ni James Joyce ni Virginia  Woolf n’écrivaient le flux de conscience. Pour moi, ces trois mots n’ont pas de sens : « flux de conscience » implique qu’on n’est que dans le monde interne des personnages, alors qu’il y a des choses qui se passent dans Ulysse, dans Mrs Dalloway et dans La promenade au phare : l’auteur plonge profondément à l’intérieur de ses personnages pendant que ceux-ci mènent leurs vies. Si quelqu’un me demandait : « Veux-tu lire ce roman, il concerne le flux de conscience ? », je dirais : « non ! ». Ce que les modernes ont fait, c’est de donner plus de dimension à leurs personnages pendant qu’ils racontaient l’histoire de leurs vies. 

Votre intérêt pour la conscience a un aspect mystique, voire religieux.

Je ne suis pas croyant, mais quand j’étais enfant on avait un arrangement amusant : ma mère était catholique, mon père ne l’était pas, ils étaient d’accord pour qu’elle pratique son catholicisme et que lui ne participe pas. On laissait ma sœur et moi libres de décider pour nous-mêmes. On a fini par assister à suffisamment de messes pour décider que non, le catholicisme, ce n’était pas pour nous. Mais même si notre maison ressemblait à celles des autres, sans crucifix accrochés, sans statues de saints, je pense néanmoins que les croyances de ma mère ont eu une influence subtile, on ne brûlait pas d’encens mais il y avait une certaine sensation d’encens. 

La date du 5 avril fut-elle un choix mystique ? 

C’était lié à des raisons pratiques par rapport à l’intrigue : le mois d’avril me convenait parce qu’aux États-Unis c’est au début d’avril qu’on a commencé à prendre au sérieux la covid et que les confinements ont débuté. Sinon, j’aime le chiffre cinq, et il n’y a pas d’autre signification. Je trouve que si chaque élément d’un roman est intentionnel, le résultat peut paraître maniéré, que c’est bien d’ajouter spontanément certains éléments arbitraires, pour casser une ambiance potentiellement trop contrôlée.

Gide interrogeait la nécessité de chaque élément de l’intrigue. Qu’enseignez-vous à ce sujet à vos étudiants à Yale, où vous êtes professeur d’écriture créative ?

La fiction est le meilleur moyen narratif de montrer ce que ce serait que d’être une autre personne. De temps à autre, un étudiant me dit : « Je n’ai pas trouvé ce personnage aimable ». Je réponds toujours par « Peut-être voulez-vous dire que vous ne l’avez pas trouvé lisible ». On s’en fiche de savoir si un personnage est aimable, ce qui importe, c’est de pouvoir être cette personne-là. Pour reprendre l’exemple de Gide, cela n’a pas d’importance de savoir si la marquise doit arriver à 5 h dans dans une robe rouge ou à 6 h dans une robe noire, on veut seulement pouvoir se projeter en elle, que ce soit à 5 h dans une robe rouge ou à 6 h dans une robe noire.

Soir se passe en Islande, choix qui pourrait paraître arbitraire, et témoigne d’une sorte de quête de perfection.

C’est l’endroit le plus surnaturel que j’aie jamais vu, j’y suis allé il y a quinze ans, juste après la mort de mon père, ma mère était déjà morte donc j’étais orphelin. L’Islande est tellement élémentaire : des champs de lave, l’absence d’arbres, les montagnes vertes, des chutes d’eau qui tombent des glaciers, etc. Comme mon père venait de mourir, j’étais particulièrement sensible à ce paysage ni bénin ni malveillant, je me souviens d’avoir pensé que s’il y avait une vie après la mort, elle serait peut-être comme en Islande, et que si mon père avait été là, il aurait été mécontent, parce qu’il aurait voulu des terrains de golf et des télévisions. 

Robbie aussi est dans un processus d’idéalisation : il crée un avatar dénommé Wolf.

Robbie emprunte des photographies à d’autres gens pour construire cette personne Wolf, qui n’existe que sur Instagram. Cet avatar n’est pas exactement un superhéros, mais il est ce que Robbie conçoit comme son propre meilleur lui-même : plus charismatique, plus sexy, plus satisfait de son travail. En gros, il crée pour lui-même un jumeau meilleur, un petit ami idéal. 

Pourquoi avoir introduit cet avatar instagrammeur ? 

Je suis fasciné par Instagram, alors que les autres réseaux ne m’intéressent pas. J’adore le fait qu’on puisse regarder superficiellement dans les vies d’innombrables personnes qu’on ne  rencontrera jamais ; je suis certaines personnes, pas des stars de cinéma ni des artistes, et ce que je fais, c’est d’imaginer les photographies qu’elles ne publient pas : au lieu de « voici ma grand-mère », « voici la lasagne », « voici mon chien », que se passe-t-il vraiment ? C’est fascinant pour un romancier de voir ce que les gens veulent que tu voies, et d’imaginer ce qu’ils ne veulent pas. Donc, oui, c’était inévitable que ce réseau fasse partie de mon roman. Sur Instagram, je suis michaelcunningham­_grig : on a appris que ma mère était croate et que le père de mon père avait changé son nom croate en Cunningham afin de faire plus WASP ; Grig était un raccourci de Grigowski ou quelque chose de cet ordre. J’ai appris tout cela trop tard pour le changer, mais mon nom devrait être Michael Grig.

En plus d’Instagram, vous mettez en lumière des textos.

Ça m’a semblé pertinent parce que, pendant le confinement, c’est de cette manière qu’on conversait, donc Après-midi est rempli de textos, de mails et de lettres : le reflet de l’isolement de tout le monde. S’il y a une sorte de poésie dans tout cela, c’est assez limité. Dans les textos, l’objectif est de faire passer le message le plus rapidement possible. 

En lisant ce roman, on revit l’ambiance de la pandémie.

J’avais pour but que ce roman fasse partie du record historique. Si tu veux apprendre des choses sur la Russie du XIXe siècle, tu liras de l’Histoire et des biographies, mais aussi Tchekhov et Tolstoï, ce sont eux qui ont mis sur le papier à quoi ressemblait la vie à Moscou un mardi après-midi en 1885. Je fais de mon mieux pour maintenir la tradition qui consiste à enregistrer pour l’avenir le moment présent.