En 2017, Alice Zeniter racontait dans L’art de perdre la quête d’une jeune femme en crise sur les traces de son histoire familiale, en Algérie. Son nouveau roman, Frapper l’épopée, raconte un itinéraire équivalent, cette fois vers la Nouvelle-Calédonie. Mais Alice Zeniter ne se contente pas de reproduire machinalement la recette, elle en relève le goût en prenant plus de liberté formelle et en se montrant plus percutante que jamais.
Tass rentre définitivement à Nouméa après une rupture amoureuse. Jusque-là, elle vivait entre la métropole où elle a fait ses études et où elle a rencontré son compagnon, Thomas, et la Nouvelle-Calédonie où elle est née et a grandi. Elle retrouve prématurément sa ville en plein été, passant ses vacances à se remémorer les dix années vécues dans cet entre-deux. Elle repense à Thomas et à la difficulté de rendre compte de sa réalité calédonienne auprès des métropolitains, qui en ignorent totalement l’histoire et la géographie… Face à cette méconnaissance, elle s’agace ou s’amuse parfois à renvoyer ses interlocuteurs à des références qui les laissent perplexes : quand on lui demande, par exemple, de mentionner des personnalités connues de Nouvelle-Calédonie, elle cite Louise Michel, passée par son bagne, plutôt que le footballeur Christian Karembeu.
Tass aussi a des lacunes, mais elles concernent son histoire familiale. Son père est mort « bêtement », sa mère et son frère ne semblent pas vouloir particulièrement fouiller dans le passé, et surtout son ancêtre – celui qui est à l’origine de sa naissance en ce lieu – n’a pas écrit de textes sur le périple que suppose forcément l’arrivée sur cet archipel : « parce qu’il ne savait pas écrire et, s’il avait su, personne ne les aurait gardés ». Alors elle s’accroche à la figure de Louise Michel pour se représenter un parcours transcrit, le plus glorieux qui soit, tant qu’à faire.
C’est sûr que la Nouvelle-Calédonie de 2022 où nous plonge le roman est moins épique que celle que décrit la communarde. Les habitants du Caillou évoluent dans un espace étriqué et sont encore marqués par une crise covid éprouvante et vécue en décalé par rapport au reste du monde. Les possibilités sont limitées, leurs destins et profils semblent se répéter à l’infini, et personne ne songe à créer la surprise, il y règne une forme de lassitude globale.
Pourtant, à la rentrée, quand Tass reprend son poste de professeure remplaçante de français dans un lycée, quelque chose se passe : des jumeaux Kanak, un frère et une sœur, la fascinent, et leur disparition avant la fin de l’année la bouleverse. Ce qui la captive dès qu’elle fait leur connaissance, c’est leur ressemblance, leur lien, et la beauté du garçon : « il y a quelque chose d’étrange dans leurs visages similaires et pourtant opposés. Ce qui fait qu’il est un garçon splendide, les mêmes traits, exactement, rendent sa sœur plutôt laide ». La fascination augmente lorsqu’on lui fait remarquer qu’ils portent un tatouage indépendantiste « un peu tremblant, un peu chaotique ». Des descriptions de corps, de traits, de teints, il est beaucoup question dans le récit et dans les conversations entre les personnages. C’est – avec la langue – une des sources de tension qui circulent par exemple entre Tass et ses amis quand ils évoquent le référendum tout récent, et les deux qui l’ont précédé. Là aussi, on sent une répétition inlassable de débats où l’on se parle à coup de pronoms renvoyant à des groupes, des clans, jamais bien définis : « les gens tentent des pronoms qui pourraient, possiblement, englober les personnes voisines, en exclure d’autres, observent ce que crée la réception de ces pronoms, avancent encore d’un pas ». Les protagonistes se trouvent comme englués dans un climat de suspicion, qui frise la paranoïa. Une condition à laquelle sans doute sont promises toutes les communautés traversées par une histoire récente lourde : colonisation, guerres civiles, révolutions… Il y a des lieux où l’on ne peut ignorer le et la politique.
C’est ce qui pousse Un Ruisseau, NEP et FidR, les très attachants membres du groupe indépendantiste de « l’empathie violente », à travailler avec ferveur mais dans le plus grand des secrets et sous anonymat. Le but de leur organisation est de créer des situations qui reproduisent à très petite échelle l’expérience de la dépossession pour en souligner l’absurdité. Les jeunes adhérents du groupe volent, par exemple, des cartes de crédit à des Blancs pour acheter des choses totalement inutiles, ou alors ils entrent dans des maisons pour en déplacer les objets sans rien emporter. Des actions, plus poétiques et délirantes les unes que les autres, qui sèment le doute et créent de la gêne ou de l’inconfort chez des « victimes » qui ne se sentent plus tout à fait à leur place.
Les destins de Tass, des jumeaux et du groupe finissent par se croiser, et leurs interactions dévoilent un peu plus la structure de la société calédonienne. En creux, c’est l’histoire de la terre où ils évoluent qui se dessine, mais elle n’est abordée frontalement et en détail que dans la deuxième partie du roman, intitulée « avant ».
Dans cette partie bien nommée, on remonte le temps jusqu’au moment où « un contre-amiral quelconque ou remarquable, prend possession de la Nouvelle-Calédonie en septembre 1853. ». Simple comme un « jeu d’enfant ». S’il y a un recommencement tragique dans tous les processus de colonisation, la Nouvelle-Calédonie est un cas à part pour différentes raisons. Sa position géographique d’abord (très loin de la métropole) et ses conditions climatiques en font une terre hostile à laquelle, une fois possédée, il a bien fallu trouver une fonction. On opta pour une colonie pénitentiaire de remplacement à la Guyane. Il fallait « remplacer » le bagne de Cayenne parce que les bagnards y mouraient trop vite : « c’est fou à quel point ils meurent vite – c’est fragile, ces gaillards-là, au fond ».
On pouvait se trouver au bagne de La Nouvelle parce qu’on avait été mêlé à une bagarre en métropole, parce qu’on avait participé à la Commune de Paris, ou à la résistance menée par le cheikh El-Mokrani en Algérie la même année. Le système de peines a été pensé pour rendre le départ de l’archipel difficile, voire impossible à toute personne déportée. Les hommes qui y arrivent en tant que bagnards y restent quand ils sont libérés. Ils forment une nouvelle caste, en plus de la caste de ceux qui arrivent libres et à qui on a donné des terres. La population autochtone, elle, n’a à aucun moment été prise en compte par cette « organisation », jusqu’à l’insurrection kanak de 1878. Menée par le chef Ataï, elle surprend les Français qui durant des années ne « prêtent pas attention aux colères suscitées en tribu par l’extension de leurs domaines agricoles, par les divagations de leur bétail dont les sabots viennent ruiner les plantations de taros et d’ignames, par les profanations des cimetières et des lieux tabous, par les réquisitions de mains-d’œuvre, par les insultes, les coups les crachats, les détentions arbitraires ».
Alors qu’on aurait pu imaginer que les bagnards se rebellent au même titre et aux côtés des Kanaks, on apprend qu’ils se sont rangés du côté français, y compris certains résistants algériens libérés, et quelques communards, qui ont même participé à des exterminations de Kanaks. Avec le recul, on pourrait aisément décortiquer le système de domination qui a fait en sorte que les différentes populations ne se mélangent pas et, pire, qu’elles se méfient les unes des autres, au point de se liguer contre les plus inférieures dans la hiérarchie décidée. Mais ça serait fermer les yeux sur une raison plus probable et cruelle : le racisme. Alice Zeniter fait preuve d’une lucidité implacable sur la question : « Ces hommes ont pu offrir leurs services de guerriers parce qu’ils étaient racistes et qu’ils ne voyaient aucun point commun entre eux et les kanaks. Chez eux sûrement, ils étaient déjà racistes et n’avaient que du mépris pour les populations du sud à la peau sombre et aux cheveux laineux. »
C’est par ce genre d’énonciation des faits sans euphémisme, sans détours, avec l’ironie et le sarcasme qui caractérisent l’autrice que le roman fait mouche. Comme dans L’art de perdre, l’immersion dans l’univers des personnages est telle que nous avançons dans le texte avec les seuls données et éléments en leur possession au moment des faits. Nous sommes contraints de voir par leurs yeux et d’être à leur place, si difficiles que soient les situations qu’ils vivent et si atroces les actes qu’ils commettent. Une forme d’empathie violente par la littérature.
Quand une expérience mystique met finalement Tass sur les traces de l’épopée triste de son aïeul, elle n’aura pas non plus d’autre choix que d’affronter la réalité pure. Sans surprise, elle apprend que la trajectoire de son ancêtre, qui a traversé comme il pouvait « les frontières invisibles » de la drôle de terre où il s’est retrouvé, n’a rien de commun avec celle de Louise Michel. Peu importe si l’aventure n’est pas glorieuse, ce qui compte pour Tass c’est qu’elle lui soit enfin racontée.
La puissance du récit est aussi importante pour Alice Zeniter, passionnée par la narration et sa construction — elle y a consacré deux essais : Je suis une fille sans histoire (L’Arche, 2021) et Toute une moitié du monde (Flammarion, 2022). Par ailleurs, elle n’hésite pas à dévoiler les coulisses de son travail d’écrivaine dans ses romans mêmes. Dans Comme un empire dans un empire (Flammarion, 2020), elle laisse apparent le plan (introduction-développement…) de son texte ; dans Frapper l’épopée, elle va jusqu’à insérer un chapitre-parenthèse pour expliquer la genèse du roman, les motivations qui l’ont poussée à l’écrire, les recherches qu’elle a effectuées… avant de reprendre le fil du récit.
Ce geste pourrait relever d’une crainte de ne pas être légitime à aborder le sujet de la Nouvelle-Calédonie, surtout que l’actualité nous rappelle que le territoire est encore en pleine effervescence. Pour comprendre cette crainte, il faudrait peut-être faire un dernier parallèle avec L’art de perdre, juste pour souligner que l’histoire qui y était racontée était très similaire à celle de son autrice, contrairement à Frapper l’épopée. Alice Zeniter n’a pas d’ancêtre déporté en Nouvelle-Calédonie, mais elle aurait pu en avoir. Son récit repose sur cette possibilité, et sur les liens évidents qui existent entre des territoires colonisés, surtout quand le colonisateur est le même. Peu importe la distance qui sépare l’Algérie de la Nouvelle-Calédonie, les mouvements s’y font écho depuis que la France a décidé d’en faire des colonies : la fréquence des résistances et des insurrections est sensiblement la même, la méfiance qui y règne encore aujourd’hui est semblable.
Selon le personnage de NEP, l’empathie est la seule solution parce qu’il ne faut pas raconter aux Blancs que « la colonisation a été un vol et une dépossession pour les autres. Les autres ils s’en foutent ». Alice Zeniter fait quand même le pari de raconter, encore et encore, la colonisation dans toute son absurdité et sa complexité. Et elle y réussit, parce qu’elle prend bien garde d’en faire incarner les effets par des personnages qui, à défaut d’être héroïques, sont troublants de justesse.