La collection « Folio Histoire » publie une série de textes inédits en français d’une des féministes parmi les plus connues et les plus radicales de la Troisième République, Madeleine Pelletier (1874-1939). L’intérêt de cette publication est d’accéder directement à l’expression de la pensée de cette féministe intégrale, mais aussi de la resituer précisément dans son milieu d’origine et ses activités militantes au sein des milieux féministes et du Parti socialiste.
Une rapide présentation de celle qui signait « doctoresse Madeleine Pelletier » permettra de mieux comprendre l’intérêt de publier en 2024, en français, certains de ses textes inédits. Née en 1874 dans une famille parisienne pauvre du quartier des Halles, elle entre rapidement en conflit avec sa mère, assez dure avec elle ; elle prend son indépendance et travaille très jeune pour pouvoir poursuivre des études. Elle obtient le baccalauréat en 1897 avec la mention très bien et entre à la faculté de médecine. Elle est la première femme en France à soutenir, en 1903, une thèse de psychiatrie, qui lui permet ensuite d’exercer comme « doctoresse ». Après ses années d’internat, elle ne réussit pas au concours très sélectif de psychiatre des hôpitaux de Paris.
Quelques mots ou expressions peuvent définir son féminisme intransigeant : suffragiste (revendication du suffrage des femmes) et suffragette (action – relativement violente – avec Hubertine Auclert en 1908 à l’intérieur d’un bureau de vote) ; virginité militante ; travestissement : pour la masculinisation des femmes, elle se présente habillée en homme, ce qui lui vaudra quelques ennuis, entre autres au moment de la guerre de 1914-1918 (voir son Journal de guerre) ; éducation féministe des filles ; virilisation des femmes (pour obtenir une égalité réelle avec les hommes) ; pouvoir disposer de son corps : droit à l’avortement qu’elle pratique (et qui lui vaudra condamnations et enfermement dans un hôpital psychiatrique à la fin de sa vie).
Militante de toujours, Madeleine Pelletier fonde dès ses quinze ans un groupe anarchiste féministe d’une vingtaine de membres, « La femme libre », et rédige un Appel aux femmes du peuple. Mais le groupe se sépare sur la question de la non-mixité. Elle participe à d’autres groupes féministes – telle la Ligue pour l’affranchissement des femmes de Marie-Rose Astié de Valsayre qui défend le droit au duel et s’habille en homme, « une voie lumineuse d’affranchissement » pour la jeune Madeleine Pelletier. Elle fréquente plus tard des groupes néomalthusiens, et en 1906 préside le groupe féministe Solidarité femmes. Madeleine Pelletier pratique par ailleurs une multi-appartenance politique : Parti socialiste (SFIO) où elle essaie de faire accepter le suffrage des femmes ; franc-maçonnerie au sein de laquelle, initiée en 1904, elle milite pour la mixité des loges et entraîne à sa suite Louise Michel ; communiste après 1917, puis, après un voyage en URSS très décevant (URSS trop stalinienne pour elle), elle se lie de nouveau à des anarchistes. Mal à l’aise après quelque temps passé dans chacun de ces groupes ou partis, elle porte un regard critique sur tout ce qui l’entoure, « une façon cruelle de se moquer des autres, de ses rares amies et aussi d’elle-même ».
Les textes de Madeleine Pelletier publiés dans cette édition ne sont pas classés dans l’ordre chronologique, mais thématiquement, enchâssés dans le commentaire critique de Christine Bard. Deux textes sont des récits de vie produits à des périodes différentes. Le premier, Mémoires d’une féministe, signé « doctoresse Pelletier », se présente sous la forme d’un cahier de quarante-neuf pages connu jusqu’alors par bribes, remis en avril 1933 à Marie-Louise Bouglé, dont le fonds a été conservé à partir de 1946 à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. Il est devenu communicable après avoir été classé et inventorié par Maïté Albistur en 1982. Mémoires d’une féministe n’avait jamais été publié en français (il avait été traduit en anglais en 1996 par la première biographe de Madeleine Pelletier, Felicia Gordon). Le second récit de vie, Anne, Madeleine, est un texte court, dicté quelques jours avant sa mort, en décembre 1939, à Hélène Brion (traduit en anglais en 1996 dans un recueil de textes sur les féministes françaises). Il concerne essentiellement son enfance et les relations très difficiles avec sa mère. Entre ces deux récits de vie a été intercalé un cahier broché de quarante-trois pages, Le Journal de guerre (24 août 1914-27 septembre 1918, même si l’empan chronologique concerne surtout les premières années de guerre, 1914 et 1915). La destinée de ce Journal de guerre est ambigüe. Conservé à la bibliothèque Marguerite Durand à Paris, avec des coupures de presse, le manuscrit a disparu et il est remplacé depuis 2003 par un tapuscrit photocopié. Il montre les difficultés pour une femme comme Madeleine Pelletier de faire accepter la possibilité de mettre en œuvre ses capacités de soins.
À ces trois manuscrits a été ajouté par Christine Bard le commentaire d’un roman autobiographique que Madeleine Pelletier publia à compte d’auteur en 1933, La femme vierge (mais le texte n’est pas présenté ici). Découpé en 24 chapitres, l’ouvrage relate la vie d’une héroïne, de l’enfance à la mort. Nombre de descriptions sont semblables à celles des propres récits de vie de Madeleine Pelletier, y compris de son engagement au Parti socialiste, une forme d’« autobiographie masquée » selon Christine Bard.
Madeleine Pelletier a écrit et diffusé nombre d’autres essais, brochures, libelles, articles… et significativement c’est par l’analyse d’une de ses brochures sur L’éducation féministe des filles et autres textes (rééditée en 1978, Syros) que Claude Maignien – l’une des premières historiennes à avoir réalisé un mémoire de maîtrise, soutenu en 1975 à l’université de Jussieu – présente les premières recherches sur Madeleine Pelletier, dont la personnalité a d’emblée fasciné les féministes des années 1970 et celles des générations suivantes – dont Christine Bard, qui signe une postface, un peu curieuse, intitulée « Madeleine Pelletier et moi » en se penchant sur sa « fascination » à l’égard du personnage, tout en se comparant à elle et en projetant pour elle un autre destin dans notre temps présent « de belle lesbienne butch » ou « d’homme trans ».
L’appareil critique de Christine Bard est constitué d’une historiographie, « La redécouverte historique de Madeleine Pelletier », couplée avec « Le retour mémoriel de Madeleine Pelletier », d’une chronologie très détaillée qui présente la préhistoire familiale de Madeleine Pelletier à partir de la naissance de son père en 1831, ainsi que d’une bibliographie simplifiée. On est surpris de ne pas voir cité dans la redécouverte historique le livre de Laurence Klejman et Florence Rochefort, L’égalité en marche. Le féminisme sous la Troisième République, première histoire du féminisme français, publiée en 1989 et qui comporte une trentaine de pages sur Madeleine Pelletier avec des citations du manuscrit Mémoires d’une féministe puisées dans la consultation du fonds Bouglé/Pelletier à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (BHVP). La publication de ces textes en partie inédits accorde une grande place à une histoire familiale douloureuse, sans doute traumatique, dont les ressorts sont révélés, au seuil de sa mort, par Madeleine Pelletier elle-même et qui expliquent peut être ses choix de vie radicaux en ce qui concerne ses orientations sexuelles et politiques et son intérêt pour la psychiatrie et la psychanalyse.