Après un remarquable livre-enquête sur la photographe et écrivaine Alix Cléo Roubaud, morte en 1983 (Une image peut être vraie, Seuil, 2014), Hélène Giannecchini a poursuivi un travail littéraire personnel et ouvert mêlant réflexion et expérience, recherche et exploration intime. Son deuxième livre, Voir de ses propres yeux, publié comme le précédent dans la collection « La Librairie du XXIe siècle » du Seuil en 2020, est ainsi un roman croisant l’itinéraire d’une narratrice composant avec ses morts et une recherche savante sur l’anatomie pour dire tout ce que nous apprennent les corps (physiques et spectraux) des morts. Avec Un désir démesuré d’amitié, elle retourne au récit personnel et fait porter son enquête sur les manières de faire famille autrement.
Le récit d’enquête est une des formes dominantes de la littérature française contemporaine. Il doit moins au roman policier – même s’il en conserve quelques-uns des procédés – qu’aux travaux de terrain menés par les sciences sociales. À partir d’archives, d’entretiens et des voyages sur les lieux, il s’agit le plus souvent de partir à la recherche d’un ancêtre mystérieux dont on a gardé peu de traces ou d’un personnage invisible éclairant d’un jour nouveau l’histoire centrale. À première vue, le livre d’Hélène Giannecchini relève de ce genre puisqu’elle travaille beaucoup à partir de fonds d’archives, mais il s’en distingue par deux aspects. Il ne part pas à la recherche d’une figure ou d’un figurant de l’histoire, mais travaille à partir d’une idée, celle d’amitié, ou plus précisément de ce qu’en anglais on appelle le « kinship », qui a à voir avec la parenté, mais pas au sens de la généalogie ou de l’anthropologie parce qu’il s’y ajoute la notion d’affinité (éventuellement élective). Ce sont donc les parentés choisies, ou encore l’amitié qui fait famille, qui sont l’objet de sa quête. Le deuxième aspect très original du livre tient précisément au rapport à l’archive : l’autrice ne la fait pas contribuer au régime de la preuve, elle en fait une terre de rêverie, impulsant l’imaginaire ou la pensée. Qu’elle se trouve à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine à Caen ou aux Lesbian Herstory Archives à Brooklyn, à la San Francisco Library ou dans des archives privées du Vermont, elle ouvre des boîtes au hasard, elle ne sait pas exactement ce qu’elle cherche, elle imagine trouver, elle trouve.
L’objet de sa quête est en effet très vague, au croisement de plusieurs désirs auxquels les archives ne peuvent pas forcément répondre : écrire sur les liens que l’on noue tout au long de la vie et qui forment des parentés choisies ; une histoire qui puisse l’inclure en tant que lesbienne ; une place dans la société et dans la mémoire pour ses amies. Les trois fils sont reliés, mais ne forment pas une tresse serrée, ce qui fait la beauté émouvante du livre, porté par la joie des liens amicaux, la recherche du grand jour. Un désir démesuré d’amitié n’est pas un récit contre la famille « biologique ». La narratrice n’a pas à se plaindre de la sienne, ouverte et peu conventionnelle, dont elle donne d’ailleurs de très belles images. Ce n’est pas non plus un livre sur la sortie du placard. Hélène Giannecchini est née à une époque et dans un environnement qui lui permettent de vivre sa sexualité librement, d’assumer la fluidité et le queer. Mais le livre travaille sur la possibilité d’autres généalogies, d’autres parentés, des proximités latérales auxquelles on devrait prêter plus d’attention. Née en 1987, « en pleine épidémie du VIH/sida », elle se sent la petite sœur de celles et ceux qui ont conduit la bataille pour la reconnaissance de l’épidémie et les politiques de soin. Elle se sent aussi la fille de celles et ceux qui ont été contraints de dissimuler leur sexualité ou leur genre. Elle cherche alors ce qui peut donner vie, matière et texture à toutes ces vies qui sont aussi la sienne. « J’ai cherché les personnes qui, avant moi, ont construit leurs vies selon les mêmes désirs et aspirations. Je sais que je leur dois beaucoup et qu’elles ont rendu mon existence possible. Comment qualifier cette histoire que je poursuis : féministe, minoritaire, queer ? Certainement. C’est une histoire politique, une histoire de lutte et d’amitié, de liens dits mineurs qui sont assez peu consignés dans les archives et s’effacent quand les gens disparaissent. » Elle se fait ainsi des amies parmi les morts autant que parmi les vivants, les vies passées s’enroulent dans les vies présentes, leurs drames, mais aussi leurs joies.
Les photos sont les principaux embrayeurs de l’histoire. Ce sont elles que la narratrice cherche d’abord dans les brocantes ou dans les archives. Que leurs sujets soient identifiés ou anonymes, peu importe. Quelque chose retient son attention qui est précisément ce qu’elle cherche et que le travail d’écriture va permettre de mettre au jour. Deux hommes enlacés sur l’herbe d’une clairière, quatre jeunes filles qui se tiennent par le cou, les travesties de la Casa Susanna, dont les photos ont été publiées par deux antiquaires (Sébastien Lifshitz en a fait un film en 2022 qu’on peut voir sur Arte France), Minnie et Gloria… Ces images peuvent révéler mille vies. Hélène Giannecchini leur en imagine une, inscrite dans l’histoire et à jamais dans son histoire à elle.
Le nom d’Hélène Giannecchini est inséparable de celui d’Alix Cléo Roubaud, morte à trente et un ans d’une crise d’asthme sévère en 1983. Elle a été l’une des commissaires de l’exposition de ses photographies à la Bibliothèque nationale de France en 2014 et lui a consacré un livre et plusieurs articles. La photographe Donna Gottschalk, qu’elle a fait découvrir en 2023 à la galerie parisienne Marcelle Alix avec une première exposition personnelle européenne sous le titre « Ce qui fait une vie », est désormais son deuxième grand compagnonnage d’art et d’écriture. Cette photographe états-unienne a documenté précisément les communautés lesbiennes dans les années 1970-1980, à partir des groupes militants dans lesquels elle se trouvait et de ses propres amies. C’est pour préserver les vies chères qu’elle les prend en photo, dans la durée, parfois sur près de quarante années. Ce n’est que très récemment que Donna Gottschalk, dont le travail a été marqué par l’œuvre de Diane Arbus, a décidé qu’elle pouvait montrer ses photographies au public, pour que les vies courageuses qu’elle a documentées ne tombent pas dans l’oubli. Pour avoir vu cette exposition l’année dernière, je peux dire que c’est une photographe exceptionnelle, dont chaque image résonne au plus intime, car rien du quotidien où l’instant a été relevé n’est mort dans l’image. Ce n’est pas un art documentaire seulement, mais une force de vie – détresse, volonté, tendresse, gaieté… – qui pénètre l’espace où la photographie est accrochée. De cette œuvre, centrale dans son livre, Hélène Giannecchini dit qu’elle « est profondément intriquée à sa vie, aux personnes avec lesquelles elle a vécu, milité, travaillé ; c’est une œuvre de la quotidienneté, de l’amitié et de la famille choisie. En la découvrant, j’ai eu l’impression qu’elle m’était destinée, qu’elle condensait toutes mes recherches sur mon histoire et les liens qui se forgent hors des normes. En quelque sorte Donna incarnait mon sujet ». Le chapitre où elle raconte la manière dont elle vient la retrouver dans sa petite maison du Vermont et où elle découvre dans ses boîtes les images qui seront montrées à la future exposition de Paris, est extraordinaire.
Parce qu’elle prend le temps de regarder très longuement les images et de passer des jours entiers dans des archives, Hélène Giannecchini ne donne jamais l’impression de s’approprier les histoires des autres. « La littérature ne doit pas se servir de l’archive comme d’une réserve de vies à disposition, mais plutôt collaborer avec elle, se glisser dans les silences, coudre entre eux des éclats de vie parfois épars pour recomposer un récit et réparer nos mémoires tronquées. » Cette qualité d’attention tient à mon sens à une autre raison, qui sont les ressources mobilisées pour écrire sur l’amitié : la recherche, la sensibilité aux vies fragiles, s’allient à l’imagination qui donne une dignité à ce qui est vraiment oublié dans l’histoire et permet de parler des liens qui n’ont pas de nom.