Archipels s’offre comme un texte à déguster, dont l’origine réside dans la découverte, par Hélène Gaudy, de l’existence d’une île en Louisiane au même nom que son père, île qui chaque jour « s’enfonce un peu plus sous les eaux ». La concomitance entre la découverte de l’existence et de la disparition imminente de cette île place le récit entier sous le signe de ce mouvement imperceptible inhérent à toute existence, le chemin vers la disparition, l’évanouissement, l’oubli probable. Ainsi l’Isle de Jean-Charles ouvre la pensée et le cœur de l’autrice à Jean-Charles, en réalité Jean-Karl, ce père « à la présence tranquille, jamais interrogée », cœur d’un récit à l’élaboration aussi subtile que sensible qui combat l’engloutissement à venir.
Arpenter les territoires paternels, c’est d’abord ouvrir l’atelier, en compagnie de son père, ce lieu en plein Paris dans lequel il accumule des livres et des objets de toute sorte depuis des années. « Glaneur des vies des autres », il ramasse, achète, conserve et rassemble des objets qui l’ont tout simplement « frappé », qui tissent entre eux une nouvelle existence, « une pure existence libérée de l’usage » et qui peut se vivre dans cette île au cœur de la ville. Ce lieu devient un premier territoire à explorer, révélateur d’un père que l’autrice a l’impression de si peu connaître : « À l’abri de ce mélange de discrétion et de normalité, mon père faisait fructifier ses créations et ses manies. Il avançait sous couverture. Et moi qui ne l’ai pas vu vieillir, qui ne l’ai pas vu changer, qui ne l’ai jamais vu, sans doute, comme il était, voilà que je le découvre, si tard, sous la forme d’un lieu. »
Comment saisir dans l’écriture cet instant précis où le sentiment à peine perceptible de la disparition surgit, dans un silence, une absence que l’on pourrait ne pas remarquer mais qui pourtant sourd en permanence ? Le récit construit progressivement une figure paternelle qui prend forme et devient partie prenante du récit, le prolongeant par la place qu’il occupe dans son élaboration. Le lien qui se tisse entre la fille et son père, non pas autour du texte mais dans le texte même, fait signe comme une conjuration de la mort inéluctable entreprise par l’autrice, qui dure tant que l’écriture se fait : « Il faut croire que j’ai peur de briser le fil, que j’espère encore, en m’évertuant à réagencer le passé, réussir à ajourner l’avenir. » La lecture par l’autrice de lettres, de carnets, ce qu’elle relève, note, observe font d’Archipels un portrait en creux de l’autrice, à la présence aussi pudique que celle de son père. Tout comme on devine, au fil des pages, la présence d’une mère qui s’incarne au fur et à mesure du récit, là aussi dans une forme de douceur emplie de pudeur. L’écriture d’Hélène Gaudy, presque comme un miracle, est aussi légère qu’une plume et elle accomplit sous nos yeux cet acte magique de faire vivre, éternellement, dans l’acte même d’écrire, magie prolongée par l’acte de lire, qui parachève cette lutte incessante contre l’engloutissement.
En partant de ce territoire mystérieux, en tirant d’abord un fil, l’autrice parvient progressivement à la pelote, cette intimité cachée d’un père, du père du père, mais aussi d’un couple, celle de l’origine de son existence, et forcément aussi celle d’un fils, qui occupe une place dans le récit aussi délicate que puissante. Mais c’est aussi celle d’une autre île, au nom qui ne peut être révélé, petite île à jamais disparue, mais secrètement vivante dans le cœur de l’autrice qui s’inscrit dans ce si précieux écheveau. Archipels est un récit sur le père qui ouvre une histoire bien plus vaste, celle de tous ces tissages entre les êtres et leurs âmes, cette continuité entre les peaux et les larmes que la poésie du texte restitue dans toute sa douce mais inaltérable puissance. On est bercé par ce récit comme on l’a peut-être été dans l’enfance, ou comme on aurait aimé l’être, dans un rythme qui nous permet aussi d’explorer nos propres territoires intimes, ceux de la mémoire et de la tendresse prêtes à se volatiliser.
On voyage d’une île à l’autre dans la langue douce d’Hélène Gaudy, qui construit un territoire bien à elle, qu’on entend comme un chuchotement, celle d’un livre qui interroge la manière dont on s’approche d’une intimité sans la trahir ou l’enfreindre. L’autrice utilise la forme de l’enquête qui rappelle par certains aspects Une île, une forteresse (Actes Sud, 2015), ou Un monde sans rivage, dans la mesure où elle explore ici aussi ces territoires oubliés, ou négligés, ceux de la vie de son père, qui s’inscrivent dans l’Histoire comme lorsqu’elle reproduit des extraits de son journal d’Algérie, avant et après les accords d’Évian, mais aussi les territoires plus intimes de l’adolescence et des premiers émois amoureux, dont les traces subsistent dans la correspondance d’un père alors jeune homme.
Mais Hélène Gaudy écrit aussi au présent ce père, lorsqu’écrire devient agir et que le lien sensible se confond avec le lien du texte. Et elle écrit toujours l’amour des uns et des autres, des uns pour les autres, son amour immense pour les autres, les siens, dans ce que les paysages en disent, ces paysages qui se déplacent tout comme l’amour et ses rives évoluent, bougent parfois imperceptiblement, échappant toujours à la fixité qui serait mortelle. À l’image de ces paysages auxquels Hélène Gaudy accorde tant d’attention, Archipels déploie une langue qui réussit à épouser tous ces mouvements, si infimes qu’ils soient, à imprimer dans le cœur du récit tous ces flux, ces impulsions, ces tressaillements. L’écriture alors est ce « geste d’amour » qui fait de chaque page de ce récit une caresse.