Charcuter du touriste en Corse

Délocalisation ici ou là pour faire face à la concurrence sur le marché globalisé, la Corse n’y échappe pas avec sa charcuterie binationale. Faite de cochonnaille chinoise, elle est estampillée « made in Corsica » grâce à une ingénieuse mise en boudin sur l’île de Beauté. Mais tout ne s’est pas dilué dans la mondialisation. S’il y a bien un artisanat local qui se maintient, c’est l’assassinat. Dans Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari avance une réflexion inattendue autour de ce savoir-faire typique de la corsosphère, sur fond de tourisme de masse et autres bricoles.

Jérôme Ferrari | Nord Sentinelle. Actes Sud, 144 p., 17,80 €

Nord Sentinelle s’aborde comme un beau plateau de charcuterie. La carte du restaurant Chez Ferrari propose une formule avec deux pièces de choix : les histoires de familles corses, entre honneur et meurtre, et une critique des cargaisons de touristes qui se déversent sur l’île depuis les années 1980. L’association des deux devrait exploser en bouche. Jérôme Ferrari, en restaurateur généreux, ne se satisfait pas d’un ensemble trop classique. Autour des deux boudins maîtres, on déguste avec plaisir des victuailles surprenantes, riches en couleurs et en goûts, qui rehaussent et complètent le plateau. En lisant de plus près la table des matières, on apprend que les cinq chapitres aux noms poétiques sont agrémentés de sous-titres d’un autre ton : « Histoire de l’enquêtrice qui ne voulait rien savoir des mobiles », « Histoire de la vérole australe » ou encore une « Très brève théorie de l’enfer (1) ». Ils forment une nébuleuse de récits qui s’articulent pour offrir une bouchée parfaite. 

On se glisse dans la peau du narrateur, professeur de lycée et meilleur ami de Philippe Romani, pour adopter son regard de Corse, sur les Corses, et ceux qui viennent voir les Corses. Par ellipse, il décrit un univers qui se suffisait déjà à lui-même du temps des anciennes générations. Prenons l’assassinat du chien du pépé Romani par deux compères d’une famille rivale, qui lui donne une raison valable de nourrir les colonnes de faits divers. Avec le sens de la mesure, il se venge en les dézinguant, sans oublier de les châtrer – car il faut respecter le cahier des charges de la vengeance virile en Corse du Nord. 

L’histoire de l’île s’ouvre pourtant à de nouveaux protagonistes, qui déferlent d’abord sur les littoraux. Or, « après s’être exclusivement consacrés au bronzage sur les plages, [les touristes] commencèrent à penser – ou probablement quelqu’un y pensa pour eux – qu’il serait bon de diversifier leurs activités […] et de s’intéresser aux cultures indigènes ». Tout bascule lorsqu’ils décident de quitter les tongs pour des chaussures de marche afin de voir les Corses de plus près. 

Jérôme Ferrari, Nord Sentinelle
Un ferry Mega Express (Corse) © CC-BY-2.0/JeanbaptisteM/Flickr

Pour le dire grossièrement, le voyageur va à la rencontre de l’altérité. L’altérité – en l’occurrence, le Corse opportuniste qui s’incarne dans la dynastie Romani, qui fait du tourisme de masse un modèle de vase communicant, du porte-monnaie barbare au tiroir-caisse autochtone. Mais les « abrutis extatiques qui venaient ici cultiver leur futur mélanome » nourrissent l’économie au même titre qu’ils perturbent l’histoire péninsulaire. Alors on assassine. Personne ne comprend pourquoi, l’enquêtrice n’en a plus rien à faire du mobile, mais le narrateur nous embarque dans ses réflexions perfusées à la misanthropie sur le lien entre le tourisme de masse et l’assassinat qu’a commis son cousin. 

On commence côté corse, par les Romani, qui s’étalent dans le temps comme une « lignée de branleurs ». Philippe le macho a un fils, Alexandre, qui s’érige en parangon du mâle standardisé de la famille, soit un « parasite alangui, violent et oisif, un être irresponsable, charmeur et dénué de scrupules ». Puis vient Catalina, la mère d’Alexandre, femme de Philippe, cousine du narrateur, qu’il aime secrètement et décrit avec des pointes de lubricité tandis qu’il entame en toute cohérence une diatribe sur un lointain village de l’île, « berceau putride de la consanguinité ». Alexandre en prend pour son grade, plus que tous les autres d’ailleurs. Poignarder un jeune vacancier sur le port, au milieu d’une nuée de touristes pour une histoire de pauvre bouteille de vin, semble justifier tous les noms d’oiseaux que son grand cousin, généreux dans son verbe autant que dans son mépris, s’ingénie à lui trouver.

Jusqu’ici, la trame du récit semble plutôt sobre : la Corse, une famille, un meurtre, du pinard et beaucoup de cynisme. L’histoire est assez simple pour qu’elle mérite de devenir compliquée, ou plutôt tordue. Imaginez plusieurs saucissons très longs, chacun un goût propre, qu’on torsade comme une brioche. Autrement dit, Jérôme Ferrari laisse toute latitude à son narrateur pour agrémenter le plateau. Il s’attarde sur un moment sanguinaire de l’histoire contemporaine corse durant lequel se déchaînent contre les touristes « des boucs et des mouflons kamikazes […] une nouette énucléeuse semant la terreur sur les plages ». Le narrateur l’illustre par l’épisode des saucissons en devenir – des porcs au bord d’une route – qu’une voyageuse a eu la bonne idée d’approcher avec ses chihuahuas. Rien ne bouge en bout de laisse à la fin de la rencontre. Une légère embardée nous fait suivre une réflexion sur l’orifice buccal et son caractère ostentatoire. Enfin, on se retrouve coincé entre l’AVC du père du narrateur et son fils hypocondriaque. Alors qu’il pousse ses derniers souffles, rien n’a plus d’importance pour son fils que de surveiller scrupuleusement son organe génital pour détecter le moindre symptôme d’une MST sans frontières, suite à une soirée passée avec deux touristes australiennes affranchies des diktats de la protection lors de rapports sexuels. 

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L’histoire n’est pas décousue, elle a les qualités d’un plateau de charcuterie composé à l’aveuglette avec le génie du patron, porté par la voix de son commis, le narrateur. D’une certaine manière, le roman semble avoir été construit en inversion d’À son image. Une des critiques portait sur la prédominance d’une réflexion sur la photographie au détriment de l’histoire. La réussite de Nord sentinelle réside dans la justesse d’une trame narrative qui se déploie en de multiples rhizomes bizarres et terriblement cyniques. On ne s’y perd pas, au contraire, on entre dans chaque tableau avec un plaisir sournois pour se délecter de toutes ces atrocités. 

Enfin, après avoir digéré la plus grosse partie du livre, englouti presque tout le plateau, vient la considération finale. Depuis, Alexandre a eu le temps de tuer le jeune vacancier sur le port, et offre aux touristes ce qui ne peut être trouvé dans aucune boutique souvenir : « le privilège d’avoir côtoyé un assassin ». Au nom de la critique du tourisme, le narrateur conçoit que le jeune meurtrier répond à une destinée qui dépasse sa médiocrité. Au cœur des dernières pages mélodramatiques, le professeur erre sur le port à la fin de la saison estivale. Un paysage désert, dont il déplore « le silence sépulcral des nuits de novembre [qui] est aussi notre œuvre, la conséquence inévitable de notre cupidité, […] et une à une, les lumières se sont éteintes aux façades des maisons du port ». La métaphore du meurtre de l’étranger pour préserver la cité, par laquelle s’ouvre le livre, convoque un motif d’une autre nature pour le meurtre. Si l’on tire sur le fil au bout du dernier saucisson, on semble entendre que la violence ne se résume pas au seul geste du jeune homme. Morale immorale de l’histoire :  « si nous avions pu prévoir la profondeur de ce silence, nous aurions tué le premier qui posa jadis le pied sur le rivage ». Il existe l’hypothèse qu’Ulysse aurait fait une escale en Corse. Heureusement pour lui, ce livre n’avait pas encore été écrit.