Comme par effraction

Deuxième roman de Mariette Navarro, Palais de verre prolonge la proposition qu’esquissait déjà Ultramarins en 2021 : une sortie radicale hors du quotidien et de l’aliénation du monde du travail. Une proposition tant esthétique que thématique qui s’impose comme une vraie réussite.

Mariette Navarro | Palais de verre. Quidam, 144 p., 15 €

Qu’on lise Ultramarins ou Palais de verre, le travail romanesque de Mariette Navarro gravite autour d’une tentation pour la bifurcation : des personnages, qui vivent leur vie ordinaire – équipage d’un porte-conteneur ou employés de bureau –, se voient extraits de cette temporalité. Cette sortie se matérialise par un travail du style autant que par une ambiance qui recourt volontiers au fantastique et à l’étrangeté. Le premier chapitre de Palais de verre s’achève sur l’idée d’un changement de réalité : « Aujourd’hui, je ne sais même plus comment le premier seuil a pu être franchi. Je n’avais aucune idée de l’existence de seuils, de mondes prolongeant mon monde ». L’idée de seuil, c’est non seulement celle d’une frontière entre des mondes, mais également le souvenir de Gérard Genette. Elle délimite ainsi de manière très nette l’espace du roman où le lecteur est invité à partager la rupture du personnage.

Un peu à la manière des romans de Philip K. Dick, mais en dehors du champ de la science-fiction, le monde de Mariette Navarro se délite peu à peu, à partir d’une brèche, ou plus exactement d’une fracture qui permet une sortie d’un quotidien régulé, trop régulé, et c’est souvent à partir d’un pas de côté que les personnages de Navarro échappent à sa règle. Ils se retrouvent, non sans angoisse, « hors d’atteinte », pour reprendre un titre d’Emmanuel Carrère (P.O.L, 1998). Dans Ultramarins, le navire se retrouvait coupé de tout contact avec le monde, livrant son équipage à une expérience de liberté et d’autonomie autant que d’angoisse. Dans Palais de verre, le dispositif est un peu différent : la narration alterne entre le « je » de Claire, qui se retrouve un jour seule sur le toit de l’immeuble où elle travaille, toit en théorie inaccessible, et le « nous » de ses collègues, qui incarnent en quelque sorte le point de vue de l’ordinaire, mais un ordinaire que vient également inquiéter l’absence de Claire. 

Mariette Navarro | Palais de verre
Sur le toit de la Grande Arche © CC BY 2.0/Guilhem Vellut/Flickr

Le glissement dans la réalité s’opère au sein même de la phrase, par les effets d’indétermination des pronoms. Le prénom du personnage n’est connu que tardivement et la voix des collègues, qui passent du « nous » au « on », peut souvent être confondue avec celle de l’autrice, du lecteur, ou résumée à une sorte de point de vue omniscient qui recouvre toutes ces instances. Navarro brouille la répartition de l’énonciation autant que la perception de ses personnages, à l’image du brouillard dans Ultramarins qui instaure un espace autonome, extérieur au monde, et fonctionne comme une vraie métaphore de son art. C’est net, la dimension métalittéraire fait pleinement partie du travail d’écriture de Mariette Navarro. Mais il ne faudrait pas voir dans ce parti pris un artifice vain, tant le travail d’indifférenciation que construit l’autrice, avec beaucoup de radicalité, contribue au décalage qui s’insinue jusque dans le corps en train de lire le roman. 

« Ce n’est pas rien de retrouver sa peau libre de tout contact et de tout prolongement. Ce froid, qui siffle contre moi, il est net, comme le début de quelque chose. » C’est à ce détachement – noté ici par Claire, mais dont la tonalité, en tout cas de la première phrase, sonne comme un aphorisme, invite le lecteur à épouser l’expérience – que convie l’ensemble du roman. « De toute façon, il y a longtemps que nous ne sommes plus noctambules. Nous aimons de moins en moins les ombres. » Le style de Navarro se caractérise par la recherche d’une certaine concision, allant jusqu’à l’aphorisme. C’est qu’il y a dans Palais de verre un rapport à la réalité et au vrai jusque dans la fuite de ce réel. Paradoxalement, la sortie hors du monde, par-delà ses frontières, permet de mieux l’éprouver et l’observer : l’alternance entre les point de vue, la construction très fine de la voix des collègues, ou les souvenirs de Claire, donnent à lire en creux un propos profond sur le monde du travail, propos d’autant plus fort qu’il n’est jamais explicitement énoncé. Au lecteur, laissé désespérément seul face à un univers distant et froid, de tirer les conclusions.

Il n’est pas anodin que nous ne sachions jamais vraiment le travail de Claire, ou en tout cas que la nature de son emploi ne soit pas un sujet. Le quotidien, répétitif, cadencé et réglé, de la société capitaliste n’offre plus que des bullshit jobs, pour reprendre le concept de David Graeber, tous identiques et dénués de sens. C’est au fond de cette indifférenciation des tâches que naît l’impression d’étrangeté qui sous-tend le récit. Le spectacle de la société marchande ne consiste pas, c’est-à-dire n’offre aucune consistance, trop prompt, toujours, à se fracturer : « Je suis entrée dans ce métier comme par effraction, et aujourd’hui je veux emprunter une sortie qui ne m’est pas permise ».

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De la première phrase du roman, « je n’adhère plus », il faut entendre le constat davantage que la revendication – un constat fait par Claire, déjà sur le toit. « Il y a quelques mois encore, j’aurais été incapable de monter sur ce toit sans rambarde. » Le lecteur est aux prises avec une bifurcation déjà réalisée dont Mariette Navarro, avec un talent certain, nous livre le récit. C’est qu’il y a un déjà-là de l’autonomie qui ne se définit pas comme un arrachement du monde, mais par l’observation que, décidément, ça ne colle pas.

Si l’on suit Deleuze et Guattari, le capitalisme est schizophrène par nature. Mariette Navarro prolonge leur réflexion : « Être le chat de Schrödinger. Vouloir exister dans deux mondes qui ne se rencontrent pas. Vivante ici, morte là. Puis l’inverse ». Palais de verre peut se lire comme le condensé de ces dissociations multiples : des personnages, des espaces, du temps et de la narration. Mais la souffrance causée par ces fractures ne conduit jamais au fatalisme. Bien au contraire, elle est l’aiguillon qui pousse l’autrice, comme le lecteur, à la suite de Claire, à investir l’espace nouvellement ouvert d’une vitalité retrouvée : « Je ne veux plus d’un corps moins dansant, moins vivant que celui-ci ».