Mille images de Jérémie fait partie de ces livres trop rares qui inventent une forme. En dix fois cent fragments, Clément Ribes y raconte ce qu’est le désir, ce qu’il porte de nous-mêmes, la manière dont on invente sans fin sa vie. Mais, au-delà des émotions, des troubles, de la mémoire, de la solitude, il fait de la forme littéraire qu’il imagine le seul lieu possible pour se penser à la juste distance.
Lorsque l’on commence Mille images de Jérémie, on se dit qu’il y est affaire de désir, de pulsion, de sexualité, d’attraction, de sentiment, que l’écrivain va nous parler de ça, de lui, de nous à travers lui. On s’imagine que le livre va fouiller le sentiment obsédant du désir, tourner autour, le saisir par mille – littéralement ! – petits éclats qui vont de l’observation à la confession, en passant par des sortes d’aphorismes ou de notules. Bref, que ce roman kaléidoscopique va fouiller l’amour d’un garçon pour un autre, que celui qui observe l’autre s’observe lui-même, que ce livre va nous raconter une obsession, comment un autre lui échappe, comment il se projette en lui, comment il le fascine, comment il s’imagine à travers ce qu’il en sent, ce qu’il en contemple ou ce qu’il en imagine.
Et, assurément, c’est de ça qu’il s’agit dans ce premier roman d’une audace formelle un peu folle, de ça, et de plein d’autres choses. On entre dans ce livre comme on fait une rencontre, ou plutôt, presque, comme on la manque. On entrevoit quelque chose, on commence à rêvasser, à partir d’une image que le narrateur décrit, la photographie d’un garçon qui va devenir le centre du texte. Et comme le narrateur qui échafaude son désir (évidemment faussé !), on lit son texte. C’est avec une certaine avidité, une sorte d’emportement, que l’on se plonge dans le flux des mille paragraphes brefs qui le composent. Mille stations en quelque sorte, mille arrêts dans un récit qui se compose et se défait en permanence, mille respirations qui font tenir une sorte d’échafaudage textuel qui rassemble dix sections de cent paragraphes numérotés. Et ce choix de forme impose d’abord un rythme, une cadence.
Le livre ne raconte pas vraiment quelque chose mais s’emploie plutôt à épuiser la matière de ce que l’on vit ou que l’on rêve que l’on vit.
Le narrateur, dans une sorte d’immense compilation de ses pensées, de ses souvenirs, de ses paroles, explore l’histoire d’une passion – dont on ne sait jamais vraiment à quoi elle tient, si elle est vraie, si elle advient, ou en tout cas, comme il le raconte – d’un jeune homme pour un autre, qui raconte la fascination pour un autre corps, une autre densité d’existence. Car c’est cela Jérémie, l’altérité dont on doit fabriquer quelque chose, dont il faut se saisir, qu’il faut dire. La forme du récit qui assume son incomplétude, une espèce d’étrange tâtonnement existentiel. Et le livre ne raconte pas vraiment quelque chose mais s’emploie plutôt à épuiser la matière de ce que l’on vit ou que l’on rêve que l’on vit.
Il faut dire que Clément Ribes n’est pas – certains pourraient le croire un peu vite, par facilité ou par envie – de ces écrivains à la mode qui « se racontent », « se dévoilent », ou qui se complaisent dans une sorte d’autofiction fragmentaire à la petite semaine. Au contraire, il y a chez lui une sorte de pudeur douce, de retenue, de force de l’indécision ou du flou qui rend possible de dire les choses les plus vraies, les plus nues – sur soi, sur le monde, sur les sentiments ou les images qui nous traversent. Et Mille images de Jérémie fait cette traversée. Et en racontant un emportement du sentiment, une aventure du corps, de la sexualité – le narrateur raconte sa vie intime, son intérieur, ses habitudes et ses manies, confie son obsession pour Jérémie, pour son corps, ses gestes, son espèce d’impénétrabilité, leurs différences, la place que, de plus en plus, il gagne dans son existence –, il dépasse la ponctualité d’une expérience, l’espèce de récit toujours reconduit de la fascination amoureuse.
Clément Ribes s’impose comme un formaliste d’un genre particulier. Lecteur pénétrant, il raconte quelque chose de somme toute assez commun en lui donnant un contour singulier, une forme inédite. Et cette forme, qui oscille entre la compilation, la contrainte et la combinatoire, borne une expérience, la module, la reconfigure. C’est l’une des grandes affaires de son livre que de médiatiser en pensant la médiatisation de ce qui nous arrive, de ce qu’on perçoit, de ce qu’on élit de notre existence. La forme lui permet une sérialité, un encerclement, un épuisement de son objet en même temps qu’il le circonscrit, l’oblige à sa fin. Chose amusante en vérité, car le livre raconte une obsession et un détachement pour l’autre, celui que l’on désire, celui qui échappe. Il y a dans l’écriture de Clément Ribes quelque chose de définitionnel et de paradoxalement sensuel. Son narrateur – on ne peut s’empêcher de l’y voir saillir plus souvent qu’à son tour – propose ainsi le récit fragmentaire d’une analyse de soi au travers de l’autre, ou plutôt de ses propres figurations. Et tout ce qu’il écrit, retient, compulse, revient à penser l’écart entre ce qui est et ce qu’on éprouve.
Le narrateur examine et jauge son existence, ses expériences, dans la forme même de la littérature. Et c’est cela qui est infiniment beau et bouleversant dans le récit de Clément Ribes, une manière de concevoir le récit qui touche au sentiment – la fascination, le désir, la pulsion la tendresse, la jalousie, le mensonge… – selon une modalité qui en empêche le débordement, ou pour le moins l’univoque. Il y a dans ce livre, d’évidence l’une des plus belles réussites de cette rentrée littéraire, une forme de distance qui fait du bien, une manière d’objectiver l’intime, de refuser une complaisance. L’événement, le fait, ne sont rien en eux-mêmes. Ils sont inscrits, médiatisés, déformés par la littérature. Cela semble évident (a posteriori) lorsqu’il écrit dès la première page qu’il avait « à son égard le même rapport que les romanciers envers leurs personnages », instituant l’expérience, le réel, dans une dimension littéraire. Et le récit y gagne une épaisseur frappante, une ambition aussi qui dépasse le récit confessionnel d’un état de passion.
Le narrateur examine et jauge son existence, ses expériences, dans la forme même de la littérature. Et c’est cela qui est infiniment beau et bouleversant.
Clément Ribes pense par l’écriture elle-même. Ainsi, tout dans le livre se déploie à partir d’une pensée de ce que le récit, la note, l’écriture rend palpable de la vérité et du réel. C’est cette opération qui donne sa valeur à un livre qui explore une fascination, une présence et une absence qui hantent. Mille images de Jérémie raconte cette hantise, ces images qui fascinent et ne passent pas, ce qu’on conserve de soi et de l’autre pour se constituer une densité existentielle. Le livre fait travailler, en permanence, le vrai et le faux, le réel et le fantasme, la présence et l’absence, les images et les souvenirs, le présent et le passé… Comme si tout ce qui comptait finalement revenait à l’expérience de la mémoire et de la reconstruction du désir, de la fascination, du désir, à l’aune de l’opération qui les reconstitue, c’est-à-dire la forme même du texte.
Il y a quelque chose de véritablement abyssal dans ce livre d’un jeune écrivain qui parvient à décrire le mouvement du désir, des images qui le remplacent, de cette espèce d’enchaînement infini des expériences et surtout la manière dont le passé s’imprime en nous, comment on choisit, on compose la matière même de notre mémoire, c’est-à-dire de notre vie. Voilà peut-être ce que, au-delà d’une passion, raconte vraiment ce livre, la conception et la construction d’un « lieu à mille portes derrière lesquelles entreposer mille images de Jérémie », pour se fixer, se penser soi-même. Le livre devient un « palais de la mémoire », un lieu dans lequel on peut choisir des parts de l’existence plutôt que de la subir, un lieu où l’on peut faire quelque chose de l’absolue solitude qui nous étreint.
Car à quoi servent ces Mille images de Jérémie ? À conserver, compiler, classer, ordonner, ou bien à expurger, sauver, exorciser ? Sans doute un peu de tout cela, et peut-être simplement à comprendre, par éclats, par fragments, quelque chose de ce que l’on désire. « On n’aime qu’en privant l’objet de son amour de toute réalité », écrit-il. Et c’est exactement cette contradiction que tout le livre explore, ressassant les signes de l’existence, ses traces, ses ombres. En additionnant des images et « ainsi de suite, et ainsi de suite, une image après l’autre, et ainsi de suite […] et puis une autre », le narrateur admet : « et j’y dépose tout ce que je veux oublier ». Ainsi, la forme séquentielle, la modalité de conservation qu’elle induit, la lecture qu’elle conditionne, ne nous interrogent pas seulement sur nos vies, nos sentiments, nos disproportions intérieures, elles nous obligent à choisir de nous rappeler ou pas, de recomposer ce que nous sommes. On pourra ainsi se demander sans fin si Mille images de Jérémie est un livre sur la mémoire ou sur l’oubli, ou sur les deux, ou sur l’impossibilité de choisir. En tout cas, il offre à l’expérience, au désir, à la vie tout simplement, à la solitude, aux images qui nous hantent irrémédiablement, une forme radicalement neuve et vraiment épatante.